1.3  Les bases de la science du danger

C’est peut être l’une des lacunes des cindyniques pour qu’elle soit opérationnelle dans nos secteurs, l’absence d’une base consistante pour penser le phénomène. Le philosophe Edmund Husserl initie justement la phénoménologie comme courant de pensée avec une ambition affichée, faire de la philosophie une science. En rupture avec le psychologisme, en opposition à la métaphysique, il va faire de la phénoménologie une démarche d’appréhension de la réalité telle qu’elle se donne à nous, à travers les phénomènes. 

 La cindynique n’est pas dépourvue de cette approche et d’ailleurs pour elle, c’est bien conscientiser une approche phénoménologique qui se trouve dans ces trois énigmes :

  • Une tendance à la cécité illustrée par le naufrage du Titanic parce qu’il se croit insubmersible.
  • Une tendance à mettre à distance le danger illustrée par le Calice symbole de supplice ou sacrifice assorti du commentaire « éloignez-moi ce calice ».
  • Une tendance à nier le danger, illustrée par le policier qui dit « Circulez, il n’y a rien à voir ! ».

Ainsi, ces phénomènes, d’aveuglement, d’éloignement, comme de dénégation du danger sont considérés comme « une dialectique entre un intérieur et un extérieur [1]». Instinctivement, des réflexes échappatoires ne permettent pas naturellement de faire face au danger. Souvent, face à un danger, notre première réaction est la fuite. En PDE, il n’est pas possible de partir en courant et devons donc travailler avec ces dangers polymorphes, par l’utilisation des concepts et outils de la seule science du danger présente à ce jour. Le concept central des cindyniques repose initialement sur un « hyperespace du danger » en deux dimensions : la gravité et la probabilité, assimilées également dans une zone de ce qui est accepté, de ce qui ne l’est pas. « Cette courbe résume la décision d’une collectivité humaine face au danger[2] »

Il est aisé de donner son point de vue sur l’acceptabilité d’un danger qui ne relève que de notre propre sentiment, notre propre perception. L’objectivation du danger au contraire relie les paramètres de gravité et probabilité pour ensuite déterminer le seuil d’acceptabilité. Nous pouvons imaginer l’utilisation de ces indicateurs sous la forme mathématique en scorant l’échelle de la gravité et la probabilité. Dans nos secteurs, nous sommes plutôt allergiques aux mathématiques qui n’apportent que peu d’intérêt dans nos missions quotidiennes. Par contre, les processus d’évaluations, des situations familiales, interne/externe, sont au cœur de nos pratiques et de nos institutions. Il semble donc envisageable d’évaluer le degré de dangerosité d’une situation en construisant des indicateurs spécifiques reposant toujours sur la gravité/probabilité.

GravitéProbabilitéSeuil d’AcceptabilitéRéponse
FaibleFaibleAcceptablePrévention
FaibleForteAcceptablePrévention
ForteFaibleInacceptableProtection
ForteForteInacceptableProtection
??InconnuPrécaution

Il faut préciser que l’élaboration de ce tableau croisé n’est pas une règle des cindyniques, il n’est qu’une construction personnelle et discutable. Nous pourrions envisager cette formule comme une sorte d’alerte à nos propres mécanismes de pensée. Quelle que soit la mesure, les actions doivent répondre au seuil détecté. On peut ainsi agir selon les cas sur les facteurs probabilité et gravité. En règle générale, lorsque la mesure du risque est acceptable, des actions de prévention sont mises en œuvre. Au contraire, lorsque le risque est jugé inacceptable, la protection est de mise. Dans les deux cas de figures, nous pouvons intégrer la fameuse balance bénéfice-risque, c’est-à-dire la comparaison du risque de la réponse avec ses éventuels bénéfices. Rappelons que la prévention est un ensemble de mesures préventives pour éviter ou réduire des risques connus, autrement dit l’action de devancer, alors que la protection est une chose, un dispositif qui met à l’abri d’un danger.

Evaluer ne signifie pas maîtriser totalement les paramètres et parfois des risques incertains ou inconnus sont difficilement identifiables. C’est ce niveau d’incertitudes qui fait appel au principe de précaution, qui a pour but de prendre des mesures proportionnées selon la gravité et l’irréversibilité de la menace potentielle.

Mais cette base « probabilité/gravité » s’est avérée incomplète puisque principalement et restrictivement alimentée par la seule source de relevés de données statistiques. Elle s’est donc enrichie d’autres dimensions, cinq, donnant naissance à la modélisation de l’hyperespace du danger. L’analyse du danger découle aujourd’hui des dimensions suivantes :

  • La dimension des faits, des chiffres : STATISTIQUE
  • La dimension des représentations et modèles : EPISTEMIQUE
  • La dimension des règles et des lois : DEONTOLOGIE
  • La dimension des valeurs : AXIOLOGIQUE
  • La dimension des objectifs et finalités : TELEOGIQUE

L’espace téléologique (objectifs et finalités) est considéré comme l’entrée première du travail cindynique. Dans notre secteur, même si les objectifs peuvent varier d’un service à un autre, la finalité reste celle de protéger, en écartant justement les risques de danger. L’enquête de terrain suivra dans la dernière partie de l’ouvrage, vise justement à vérifier la pertinence théorique de l’hyperespace cindynique dans le cadre de la PDE.

La structure centrale étant posée, les cindynciens s’évertuent méthodologiquement à établir un diagnostic. Pour cela, la dangerosité et le potentiel danger se cristallisent autour d’autres concepts dont :

  • Le socle axiomatique : épistémologie constructiviste, de Réson, Cindyniques ;
  • Les déficits systémiques cindynogènes : culturels, organisationnels et managériaux

Pour le premier concept, un axiome est une proposition considérée comme évidente, sorte de principe, de vérité admise sans en faire nécessairement la démonstration. Ce sont de manière cavalière, les lois qui régissent la science du danger. Les axiomes sont au nombre de vingt. Pour n’en citer qu’un, l’axiome de crise « est une désorganisation des réseaux d’acteurs ».

Pour le second concept, les déficits systémiques cindynogènes classifient les causes générales des accidents. Nous pouvons prendre pour exemple « la dilution des responsabilités » classée dans les déficits systémiques cindynogènes organisationnels. 

Pour terminer la simplification de l’approche cindynique, une fois les déficits identifiés, les cindyniciens s’attachent alors à analyser les lacunes de l’hyperespace, c’est-à-dire l’absence d’un espace ; les lacunes d’espaces, qui correspondent à l’absence ou l’oubli d’un ou plusieurs éléments d’un espace déterminé ; les disjonctions qui marquent l’incohérence entre deux espaces ; les dégénérescences qui sont l’absence d’ordre dans un espace donné ; les dissonances qui comparent espace pris par deux.

Sur la base de ces données, un travail sur la réduction des déficits, des lacunes, des disjonctions et dissonances repérés peut se construire.

Pour rendre la théorie plus concrète, il est possible de revenir sur la situation de crise décrite plus haut (l’agression de l’éducatrice), situation dans laquelle la communication semble déficitaire entre les deux professionnels lors du passage de relais. Il est donc question du concept de Déficit Systémique Cindynogènes (DSC 3 : culture de non communication).

Nous pourrions aussi repérer des lacunes de l’espace déontologique (LD), sur les règles (règlement de fonctionnement) qui régissent ce genre de situation. Enfin, il est possible de comparer deux espaces, déontologique et celui axiologique pour en déterminer les disjonctions possibles entre les valeurs et les règles (d.A/D).

En définitive, les cindyniques abordent l’objet du risque et du danger sur les dysfonctionnements potentiels de l’institution et de son réseau. J’avoue que la tentation d’établir une partie de l’enquête sur le recueil et l’analyse de notes d’incidents a été forte. Cependant, il n’est pas question de mener à ce stade un travail cindynique mais d’appréhender « la situation cindynique » composée d’un ensemble d’acteurs et de réseaux, d’un ensemble d’hyperespaces et d’un horizon limité dans le temps et dans l’espace. Même si cette présentation laisse présager de manière bien plus large le potentiel des cindyniques dans la compréhension et le traitement des situations à risque et de danger, il me semble prématuré de se saisir de cette méthode et d’y appliquer brutalement les cindyniques. L’enquête vise plutôt à démarrer un travail de liens, de ponts entre les sciences du danger et les situations à risque qui nous intéressent ici, et plus précisément sur celui des risques de rupture des adolescents en « situation complexe » au sein des dispositifs de la protection de l’enfant.


[1] Ibid, p. 43

[2] Kerven Georges-Yves, RUBISE Patrick. L’archipel du danger. Economica, 1991, p. 26