3.2 La première rupture : des lacunes

La première des ruptures, celle d’avec le milieu familial est logiquement justifiée sur le principe du danger. Tout aussi logiquement, cette rupture originelle devrait être accompagnée de toute l’attention qu’elle impose. Malgré cela, les témoignages ci-après laissent apparaitre des lacunes.

Isabelle (E1) 31 ans ; est placée à ses sept mois en pouponnière puis, très vite, en famille de parrainage. Son parcours au sein des dispositifs de la PDE s’effectuera uniquement sur ces deux types de prise en charge. A propos de son histoire, elle dit « en fait, parce que je n’ai jamais, si maintenant je connais mon histoire…Au début, je ne connaissais pas trop. On m’avait dit que mes parents avaient pété un plomb contre les voisins etc. Mais en fait, ce n’est pas du tout ça. En fait, ce qui s’est passé, c’est que ma mère biologique est schizophrène, déclarée schizophrène. Quand elle était enfant, sa mère la maltraitait, elle l’attachait à une chaise, ou à la table et son oncle la violait devant sa mère et sa mère en rigolait ». Isabelle a rapidement été séparée de sa demi-sœur, plus âgée de trois ans. Elle ne l’a revue qu’une seule fois, expliquant qu’« a priori, on n’avait pas à se voir, d’après les travailleurs sociaux. Je ne sais pas trop. C’est un peu une zone d’ombre pour moi ».

Isabelle retrace les propos de sa mère adoptive qui lui expliqueque « si on ne t’a pas adoptée, si on n’a pas pu faire les papiers d’adoption c’est parce que tes parents biologiques avaient 24 mois pour se déclarer ou t’abandonner et, au bout de 23 mois et demi, ils ont dit, non, non, non ! On ne veut pas qu’elle soit adoptée. Du coup, j’étais une gamine inadoptable jusqu’à mes 18 ans où j’ai fait une demande d’adoption simple ».

Le placement, la séparation avec sa demi-sœur, l’adoption, sont autant d’éléments qui mettent à jour des éléments de risque au sens cindynique du terme :

  • Disjonction Téléologie/Déontologie : Alors que la finalité (T) d’apporter un cadre éducatif stable est choisie, elle vient se confronter à des règles (D) qui ne permettent pas de stabiliser son statut d’enfant adopté.
  • Déficit culturel de « non-communication » : une absence d’explicitation quant aux motifs de son placement et de son histoire par les acteurs du réseau.

Ces lacunes pointent des tensions entre le cadre réglementaire sur le statut de l’enfant dans le cadre de l’adoption et le processus éducatif d’affiliation. Nous pouvons toutefois noter qu’aujourd’hui, la loi 2016 répond en partie à cette problématique. Nous constatons aussi des lacunes issues plus spécifiquement des pratiques professionnelles sur le traitement de l’histoire familiale. Il n’est pas possible d’en connaitre la raison laquelle peut être liée à une absence d’éléments historiques ; à un manque d’information ou de communication ; ou un défaut culturel par les acteurs concernés.

Pour Béatrice 35 ans (E2), son placement « vers l’âge de 14 ans suite à des viols répétés par le frère de mon père a fait que j’ai été placée en foyer de jeunes pendant à peu près 2 ans… puis en famille d’accueil quelques semaines ». Revenant sur son placement, elle dit que « c’est ça le problème de la justice, c’est qu’elle est à deux vitesses. On vous enlève très vite de chez vous, puis, on ne vous dit pas… Moi, je me rappelle quand j’en avais parlé à l’assistante sociale, elle m’avait dit clairement, vous préparez un sac à dos, vous le mettez sous votre lit et demain, je viens vous chercher. Elle est venue avec la police, j’ai récupéré mon sac et je suis partie. Et ma mère, on ne l’a pas briefée, ma mère quand elle est arrivée devant le juge, on lui a dit : ben voilà, on place votre fille pour viol ».

Elle précise aussi que, tout au long de son parcours, sa scolarité a tenu jusqu’à ses 16 ans mais « au lieu de m’éloigner de chez ma mère ou je ne sais où, on m’a mis dans le collège dans le quartier où justement j’ai eu ces problèmes-là. Donc, j’étais tous les jours confrontée à voir mon agresseur donc forcément c’est le frère de mon père… donc, j’ai fait un mois de 3ème et, dans ce mois, j’étais tout le temps fourrée dans le bureau du directeur parce que j’étais insolente envers les professeurs ».

Les conditions du placement telles que présentées ici, soulignent des risques cindyniques :

  • Disjonction Téléologie/Axiologie : l’objectif de l’écarter du danger encouru auprès de son agresseur (T) n’est pas totalement atteint dans sa mise en œuvre (A). La situation à risque n’est pas écartée mais déplacée.
  • Déficit culturel de « non-communication » se retrouve également : Il revêt néanmoins, dans ce cas, une autre forme intégrant le parent qui n’est pas informé de la situation de sa fille.
  • Déficit culturel du « nombriliste » : pointe le défaut de vigilance vis-à-vis  de l’extérieur. Cette culture de centrage sur soi-même peut générer des contradictions, voire des échecs aux réponses. Ici, le placement maintient Béatrice dans un contexte dans lequel elle croise quotidiennement son agresseur. 

La seule réponse de séparation du milieu familial pour éloigner Béatrice du danger, trouve ses limites dans une lecture de la situation, ne prenant pas en compte l’environnement. Le risque est encore présent, même si la probabilité baisse. En tout état de cause, la situation génère une incompréhension dans la finalité (téléologie) de cette décision.

La décision du placement par le magistrat ne peut pas être remise en question, mais les modalités de son application peuvent être interrogées. Des lacunes appartiennent au réseau d’acteurs en charge d’accompagner, d’évaluer, de décider, mais aussi de prévenir. Dans cette situation, toute la chaine des intervenants est impliquée, du juge pour enfants, en passant par l’ASE, jusqu’aux travailleurs sociaux. C’est, à mon sens, la question de la coordination des acteurs qui s’est bien déroulée, mais chacun avec sa propre perception du danger.

Pour Pascal, 40 ans (E3), « Ce qui s’est passé, j’ai vécu sur Paris jusqu’à l’âge de mes 13 ans et ça se passait très mal sur Paris et mon père a décidé, pour moi et son travail, de partir en Bretagne. Il avait peur que je parte en vrille… Moi, ça se passait très mal dans les cités ». Il explique que deux mois après ce départ, « un soir, je me suis pris la tête avec mon père, je n’arrêtais pas de me prendre la tête avec mon père, j’ai fugué. A la gendarmerie, ils ont pris ma déposition et ils voulaient bien entendre ce qu’ils voulaient entendre. Ils m’ont fait dire des choses que je ne voulais pas dire ; parce que j’étais un peu perdu, je regrette, je m’en mords les doigts maintenant parce que j’ai dit que ça se passait mal avec mon père. Il me tapait, il me tapait sans me taper, c’est genre si vous voulez, il me mettait des trempes, mais je le méritais avec du recul de toutes les années qui se sont passées. Et les gendarmes sont venus un matin, ils lui ont dit qu’ils avaient placé votre fils ». Ainsi, « placé en foyer quand j’avais 13 ans, en foyer, en famille d’accueil, en foyer et puis c’était l’école de la délinquance ».

Pour les cindyniques, la représentation sociale joue un rôle important dans la perception du danger à l’égard des personnes, des contextes, des situations mais aussi des valeurs, des croyances et des idéologies. C’est le concept de dissonance qui fausse le rapport au danger qui n’est pas le même entre Pascal et le policier. La dissonance peut être négative ou positive, mais dans les deux cas, suite à des accidents, elle va façonner les hyperespaces selon la mouvance des normes sociales, des réglementations, d’une manière intentionnelle ou non. Nous pouvons penser que dans les années 80/90, cette décision relève plutôt d’une dissonance positive. Cependant, nous pouvons extraire deux risques cindyniques majeurs :

  • Déficit de « non communication » semble encore présent par la non compréhension par Pascal des motifs du placement ou de l’explicitation des dangers qu’il encourait au regard des normes sociales ou réglementaires.
  • La propension cindynogène, créatrice de danger. Nous revenons donc sur l’un des principes cindyniques de considérer que toute action d’écarter un danger, peut en produire un autre.  Ici, la protection opérée face aux violences paternelles et aux fréquentations de quartier par un placement, accentue les tendances délictueuses.

Dès lors, nous pouvons interroger les modèles (Epistémique) des dispositifs à l’œuvre, dans leurs réponses de protection. Les modèles des MECS notamment, semblent ne plus correspondre aux besoins actuels. C’est donc les questions de la désinstitutionalisation, de la diversification des dispositifs et des réponses collectives qui doivent être posées. Mais, sur quelles bases ? Aujourd’hui, de nouvelles solutions peinent à émerger car il est bien question, non seulement des risques encourus par les jeunes, mais aussi de la responsabilité que portent les établissements dans cette prise de risque.

Pour Bernard, 23 ans (E4), précise que « déjà à l’école ça se passait très mal. J’avais beaucoup de difficultés au niveau scolaire. Du coup, mes parents, ils m’ont mis un éducateur. Et suite à l’éducateur, en fait, moi, je n’ai pas accepté qu’on me donne des ordres. Je voulais en faire qu’à ma tête » précisant que son premier placement démarre entre 13 et 14 ans, que « j’étais déscolarisé, et, à l’âge de 14 ans mes parents se sont séparés et, là, je n’allais plus à l’école. Je traînais avec mes copains, je faisais un peu la fête ».  Il se souvient de passer « tous les ans au tribunal de 14 à 18 ans ; au bout d’un moment la juge a décidé de me placer en CER, du moins CEF, un truc comme ça ».

Les problèmes scolaires sont invoqués comme raison originelle du placement. Dans cet exemple, le danger n’est pas visible ou du moins, peu identifiable. Il serait hasardeux d’extrapoler sur le récit de Bernard. Sur le plan cindynique, les lacunes ne sont pas clairement identifiables, mais l’opposition de Bernard peut être traduite par :

  • Disjonction des objectifs (téléologie) entre Bernard, ses parents et les professionnels. Cette approche permet, à l’échelle de deux ou trois acteurs, de comprendre, ici, les phénomènes de défiance ou d’opposition quand l’un des hyperespaces vient opposer des valeurs, des règles, des faits, des différents acteurs. Cette théorie peut aussi bien autoriser la substitution des acteurs, par des réseaux.

Pour Françoise, 19 ans aujourd’hui (E5), raconte qu’elle a « été placée à 4 ans, en foyer, et ensuite, j’ai été dans plusieurs familles d’accueil, j’ai eu aussi des assistantes sociales et des éducateurs spécialisés et donc, j’ai été en famille d’accueil, puis en foyer, et je suis revenue chez mon père vers l’âge de 13 ans, et ensuite je suis allée en foyer à 14 ans, et je suis retournée chez mon père et ça se passait mal, beaucoup de conflits ». Françoise raconte « que mes parents se disputaient beaucoup, il y avait beaucoup de violences, beaucoup de gros mots, beaucoup de haine, de l’alcool, toutes ces choses-là… et je lui en voulais de ne pas me comprendre ou d’être trop dur, de s’énerver trop vite », précisant « je leur reprochais tout cela en fait : de faire de leur relation amoureuse, qui est nocive, une vie nocive pour moi ».

  • Dans cette situation, nous repérons beaucoup de déplacements, sûrement justifiés par les risques encourus. Il ne semble pas possible de faire un rapprochement convaincant avec les cindyniques. Nous pouvons toutefois comprendre que certains risques ne peuvent se régler que sous l’angle de l’éloignement. Le phénomène de répétition, malgré les tentatives de retour en famille, n’a pas pu être enrayé.