3.     L’INCASABLE : ENTRE PSYCHOPATHIE ET DEVIANCE

3.1  Les troubles psychiques : entre désordre intérieur et extérieur

J.P Chartier nous rappelle les trois grands courants de pensée qui dessinent les contours de la personnalité psychopathique : la théorie française sur l’hérédité et la dégénérescence ; la conception allemande sur la dimension de la souffrance individuelle et collective ; la théorie anglo-saxonne sur les symptômes d’inadaptation sociale. Inventeur du concept 3D (Déni, Défi, Délit) qui constitue et organise la vie de l’incasable, J.P Chartier s’interroge sur ces comportements et délimite trois temporalités. Il indique que leur rapport au temps est spécifique :

  • Le « passé indéfini » peut être relié aux traumatismes vécus par le sujet durant son enfance, pour conséquence un morcèlement de son histoire. De ce fait, l’auteur questionne : la « croyance que nous pouvons nourrir de leur capacité de tirer des leçons de l’expérience est-elle vouée à l’échec ?[1] ».
  • Le présent immédiat provoque des conduites de vie basées sur l’immédiateté de la réponse à leur demande. Aussi, « comment s’étonner alors des crises clastiques qui font suite à une réponse éducative qui leur demande simplement de patienter ? ».
  • Enfin, pour ces sujets, le futur n’existe pas et par conséquent, les injonctions « tu prépares ou tu travailles pour ton avenir, n’ont évidemment aucune signification pour le sujet[2]».

Cette considération des différentes temporalités de ce que je qualifie « d’horlogerie de l’incasable » mérite de dépasser la seule justification des désordres psychiques. Nous voyons bien que ces troubles interrogent la pertinence de la réponse externe qui ne peut être réalisée au regard des besoins du jeune. En effet, l’éducatif travaille sur le passé, le présent et le futur de l’adolescent avec l’intention de développer des acquis sociaux. Si « l’incasable » ne peut apprendre de ses expériences, ne peut supporter l’attente et la frustration, ne peut se projeter dans un projet de vie, que reste-t-il à l’éducateur pour exercer sa fonction ?

Lequel d’entre eux n’a pas vécu une scène de violence verbale ou physique d’un adolescent venant réclamer son argent de poche à un moment jugé inopportun par le professionnel selon les règles admises de l’institution ? D’autant lorsque des collègues plus propices à répondre immédiatement à la demande du jeune, viennent « anéantir » le sens éducatif, jetant ainsi des tensions au sein même de l’équipe.

C’est encore plus vrai, lorsqu’il qualifie avec humour « l’incasable » de, « psychopathe par sa faculté prodigieuse développée à créer de la zizanie entre tous les intervenants et dans toutes les institutions qui veulent ou sont obligés de s’occuper de lui », précisant qu’il est « d’abord pour les juges, les éducateurs et les psys, un semeur de discorde permanente, un empêcheur de tourner en rond qui fait se battre les montagnes. Son aptitude à dénoncer les failles des personnes et des codes institutionnels tient du génie [3] ». Nous pouvons en déduire une certaine incohérence dans le réseau des acteurs professionnels. Leurs dissensions méritent, à mon avis, une attention particulière sur le repérage de ces « failles », de ces « discordes ». Quelles sont-elles ? Comment se génèrent-elles ? Comment y remédier ?

Jean-Pierre Chartier pointe non seulement les difficultés repérées, intrinsèques au jeune, mais aussi l’inadéquation des réponses éducatives, plus précisément sur la reconstitution de l’histoire du jeune, sur la gestion des crises clastiques et la place du projet tout au long de l’accompagnement. Cependant, la problématique psychopathique semble une piste délicate pour qualifier l’incasable. D’abord parce que le raccourci laisse supposer que l’ensemble des « incasables » possèdent un profil psychopathique, ensuite, parce que cette marque indélébile connoterait négativement le jeune.

Mais revenons sur l’instant « T », le présent, celui qui provoque le « clash », le passage à l’acte, celui ayant parfois pour conséquence la rupture de l’accompagnement. Il s’agit dans ce cas, de la réponse éducative face à une demande qui ne supporterait pas l’attente, la frustration, et potentiellement induirait une crise clastique. Nous pourrions alors interroger la pertinence de cette réplique éducative dépourvue d’adaptabilité et de considération à l’égard du profil même de « l’incasable », de surcroit jusqu’au point de déclencher une crise. Que l’on dédouane ou non cette réponse éducative, il n’en reste pas moins qu’elle peut engendrer des réactions et donc des risques consécutifs aux crises clastiques.

Au-delà du sentiment d’étonnement, une question fondamentale s’invite, à savoir cet agir peut-il être prévisible ? Autrement dit, peut-on prévoir la réaction de ces adolescents dans le cadre d’une réponse éducative. Par ailleurs et toujours selon le même auteur, « notre expérience clinique, conduite parallèlement avec celles de Jacques Selosse, nous permet d’affirmer que l’Agir, demande, pour se déclencher, la mise en place d’un certain nombre de conditions et de déclencheurs émotionnels et corporels[4] ». Des prodromes seraient donc repérables mais non généralisables. Cette recherche se concentre précisément sur les signes avant-coureurs du sujet et néglige, à mon sens, les autres acteurs et leurs interactions dans ce processus de crise. En effet, ces « adolescents commettant des agirs violents ont souffert et souffrent encore d’un défaut de portage psychique [5]». A.C. Dobrzynski et A. Ciccone actent pour une clinique transdisciplinaire qui s’attarde sur l’intervention de la situation du jeune, plutôt que sur l’intervention sur son cas. Ils prônent ainsi un maillage au sens de « tisser ensemble », allusion à la pensée complexe d’Edgar Morin, qui va permettre aux « regards des professionnels de tisser entre eux et avec l’expression subjective de l’adolescent sur et dans sa situation[6]».

Cette intention s’attache à s’éloigner de la simple compréhension clinique des facteurs historiques et familiaux pour aller vers l’approche situationnelle des comportements. Nous pouvons y voir le transfert du vocable de « l’incasable » vers la « situation d’incasabilité ».

Cette entrée n’aborde toujours pas la question du passage à l’acte qui, pour P.A. Raoult, « est destiné à atteindre l’autre sans avoir (ni à se dévoiler à soi-même) les pensées profondes qu’on peut avoir[7] ». Il apporte un éclairage sur la notion d’agir qui est « employée soit pour suspendre la détermination entre passage à l’acte et acting out, soit pour décrire génériquement une grande variété symptomatique, par exemple chez l’adolescent[8] ».

Il précise que l’agir regroupe ainsi les conduites (errances, fugues, vols, délinquances, prises de stupéfiants…) qui comportent une dimension pulsionnelle pour « sortir de l’emprise dans le désir de l’Autre qui provoque l’angoisse » ; alors que le passage à l’acte traduit, lui,  « un débordement de l’angoisse en l’absence de recherche relationnelle, en quête d’omnipotence[9] ».

Il existe donc bien un distinguo entre ce qui relève des conduites à risque, de ce qui relève du passage à l’acte en lui-même. Pour autant, les phénomènes, les circonstances, les crises dans leur connaissance comme dans leur gestion, restent peu abordés. Qu’elles trouvent leur origine auprès du jeune ou de l’institution, ces conduites à risques sont reléguées au simple effet indésirable. L’incasable est donc au final, celui qui génère des tensions interprofessionnelles, produit des crises clastiques, des conduites à risques et des comportements déviants à identifier.


[1] CHARTIER Pierre. Les adolescents difficiles. Psychanalyse et éducation spécialisée. DUNOD 2011, p. 59

[2] Ibid, p.59

[3] Ibid, p. 55

[4] Ibid, p. 56

[5] Dobrzynski Anne -Claire, Ciccone Albert. Maillage transdisciplinaire et fonction contenante : clinique de la violence à l’adolescence. Eres, 2017, p. 126

[6] Ibid, p. 128

[7] Raoult P.A. Clinique et psychopathologie du passage à l’acte. Bulletin psychologique, 2006, n° 481, p. 8

[8] Ibid, p. 10

[9] Ibid, p.12