4.2  Entre contingence et déterminisme

La sociologie s’est particulièrement penchée sur la question des ruptures et de leur imprévisibilité en tenant compte des différents niveaux de temporalité. Dans l’analyse des données empiriques, les sociologues qualifient ces situations de ruptures importantes, de moments de redéfinition, de tournants, de bifurcations, etc. Pierre Bourdieu critiquait ouvertement les approches biographiques utilisées notamment en France par Daniel Bertaux dans les années 70-80, œuvrant à les légitimer avec toutes les controverses méthodologiques. Il condamne la surcote de l’intégrité du sujet au détriment des structures collectives, laissées dans l’ombre : « essayer de comprendre une vie comme une série unique et à soi suffisante d’évènements successifs sans autre lien que l’association à un sujet dont la constance n’est sans doute que celle d’un nom propre, est à peu près aussi absurde que d’essayer de rendre raison d’un trajet dans le métro sans prendre en compte la structure du réseau, c’est-à-dire la matrice des relations objectives entre les différentes stations[1] ». Comment traduire ou utiliser les évènements de ces récits, « qui ne sont autant de placements que de déplacements dans un espace social, critique Bourdieu sur les histoires ou récits de vie [2]».

Dans les « situations d’incasabilité », ces déplacements sont l’une des caractéristiques et cela complexifie la tentative d’explication à travers le seul prisme du sujet. Pierre Bourdieu nous invite au contraire à considérer l’architecture du réseau. Ainsi, peut-on vraiment comprendre et surtout sécuriser le parcours du mineur sans « cartographier » la structure de la PDE et l’impact qu’elle génère sur le parcours de l’enfant ? Nous revenons une nouvelle fois sur la question de la matrice, du modèle, de l’organisation des dispositifs et des réseaux d’acteurs en charge de la PDE qui jouent peut-être un rôle non négligeable dans les ruptures.

Daniel Bertaux s’en défend. Il considère que « l’enquête par récits de vie passe par du terrain et par des observations directes, mais plus profondément les récits de vie donnent à voir d’où viennent les acteurs dont on observe les interactions et ce qu’ils cherchent à obtenir dans le moyen terme. Les acteurs fournissent, sous forme d’indices, des éléments de description des contextes sociaux qu’ils ont traversés [3]». Il s’agirait donc aussi bien des structures sociales que des d’interactions en présence. Seulement et pour reprendre son propos, l’exercice d’enquêteur semble hasardeux au vu des nombreuses interactions schématisées précédemment qu’elles soient du ressort de la personne (ses traumatismes et ses conduites) ou de l’institution (sa perception et sa réponse). Il s’agit bien ici de considérer à la fois les facteurs endogènes et exogènes. F. De Conink et F. Godard examinent les formes de causalité et la conception des temporalités en action dans les biographies empiriques. Ils en distinguent trois grands modèles d’analyse considérant le temps et le modèle « archéologique, centré autour de la recherche d’un point d’origine pertinent à partir duquel d’autres évènements vont se mettre en place : le modèle du cheminement dont l’objet est la forme du processus lui-même et le modèle « structurel » qui s’intéresse aux temporalités qui débordent une biographie particulière[4]».

Les modèles de type « archéologique » sont pour l’essentiel des modèles déterministes dans lesquels le seul moment où la contingence peut éventuellement s’immiscer est « le point initial d’où l’essentiel découle ». Dans le troisième type de modèle, les divers niveaux de temporalité (le temps historique, le temps des générations, celui des carrières…) sont fondamentalement indépendants les uns des autres ; ils laissent peu de place à la contingence.

Il faut entendre le déterminisme comme théorie philosophique selon laquelle « les phénomènes naturels et les faits humains sont causés par leurs antécédents[5] ou dans sa dimension idéologique une « doctrine philosophique suivant laquelle tous les événements, et en particulier les actions humaines, sont liés et déterminés par la chaîne des événements antérieurs[6] ». Dans ce cas, une logique basée sur la causalité, et étroitement liée au sujet, l’entraine dans une sorte de chemin tracé et incoercible. Le déterminisme social quant à lui affirme que « toutes les actions humaines sont déterminées par leurs états antérieurs sans que la volonté puisse changer quoi que ce soit à cette détermination[7] ».  

Pour B. Borghino, le déterminisme social reprend des mécanismes et des processus sociaux qui déterminent notamment le comportement des femmes et des hommes. Ici, la question du genre recouvre les règles, la culture, les normes et valeurs de la société. Nous pourrions ainsi interroger au niveau des institutions, des acteurs, l’ensemble de ces facteurs et leur l’impact sur des « situations d’incasabilité ». Plus largement, vouloir sécuriser ou stabiliser le parcours ne serait-il pas en soi une forme de déterminisme ? Pour E. Durkheim, « la sociologie ne pouvait naître que si l’idée déterministe, fortement établie dans les sciences physiques et naturelles, était enfin étendue à l’ordre social.[8] ». En négligeant le poids du hasard et le désordre, le déterminisme montre ses limites. Paul Valery résume le déterminisme à  « la seule manière de se représenter le monde. Et l’indéterminisme, la seule manière d’y exister »[9] ; même si cette définition laisse le problème entier, elle mérite de dissocier l’idée de la réalité avec élégance.

Finalement, la contingence ne trouve réellement sa place que dans le second type de modèle, celui du « cheminement ». M. Grosseti explique le modèle « bifurcatif », celui où les choses suivent leurs cours mais c’est uniquement lors de moments dits « décisifs » et ce chemin va bifurquer selon une certaine destinée. Autrement dit, il n’est plus question de causalité, mais de circonstances qui comprennent des degrés de prévisibilité. Relié aux conduites à risques des jeunes « en situation complexe », peut-on prévoir ces passages à l’acte qui déstabilisent les professionnels avec pour conséquence une modification du chemin du jeune, parfois jusqu’à la rupture ?

Une des solutions pour s’affranchir de ces traces de la contingence consiste à privilégier une échelle d’analyse dans laquelle les effets de celle-ci seraient négligeables. En reposant sur « le plan du métro plutôt que les trajets des voyageurs…cette stratégie semble imparable, mais elle ne fait en réalité que décaler le problème »[10] . Le parallèle semble aisé que de vouloir s’attarder sur le modèle et les dispositifs de la PDE dits inadaptés plutôt que sur les comportements du jeune risque de danger.  Ne serait-ce pas au final, simplement biaiser le problème, en laissant penser que le voyageur, le parcoureur connait sa destination. Si vous ne savez pas où aller, que votre vie n’est pas portée d’espoir, de rêves, de perspectives, de soutiens, plan du métro ou pas, le trajet de la personne devient incertain. Ce sont des besoins aussi fondamentaux qui nous mènent à prendre des risques et éviter certains dangers.

En définitif, la contingence peut être vue par les acteurs de la PDE, comme des effets indésirables qu’il faut éliminer au lieu de les traiter. La signification de la contingence est finalement proche de « imprévisibilité », ce que la science s’efforce d’écarter. Mais alors peut-on vraiment prévoir les ruptures de parcours si le plan n’est pas bon et que la destination n’est pas connue ?


[1]Bourdieu Pierre. L’illusion  biographique. Actes de la recherche sociale, n°62-63, 1986, p. 35

[2] Ibid, page 71

[3] Bertaux Daniel. L’enquête et ses méthodes : le récit de vie. Armand colin, 4ème édition, 2016, p.69

[4] De Coninck, Godard Francis. L’approche biographique à l’épreuve de l’interprétation. Les formes temporelles de causalité. Revue française de sociologie, 1990, p. 30

[5] Larousse : https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/d%C3%A9terminisme/24804

[6] Wikipédia : https://fr.wikipedia.org/wiki/D%C3%A9terminisme  

[7]Borghino Béatrice : http://doc.semc.sports.gouv.fr/documents/Public/FC_determinisme_social_2016.pdf

[8] Durkheim Emile. La sociologie. Eléments d’une théorie sociale. Paris, Editions de Minuit, 1975, p.109

[9] Valery Paul. Cahiers 1894-1914. Gallimard, 1991

[10] GROSSETTI Michel. L’imprévisibilité dans les parcours sociaux. Presses Universitaires, 2006,  Archives-ouvertes-pluridisciplinaire HAL, p. 4