4.4  Du parcours à l’exclusion 

Alors que politiques publiques ainsi que les acteurs sont unanimes sur les conséquences désastreuses des ruptures de parcours, Roland Coenen y voit dans le processus d’exclusion, une forme de maltraitance. Pour lui, le contrat initial qui repose sur la demande d’aide est voué à l’échec car « la fermeture, la difficulté à évoluer, n’est pas le signe d’une mauvaise volonté de l’adolescent, mais d’une immaturité des processus mentaux qui soutiennent l’accès à la demande relationnelle, à la demande d’échange (relation réciproque)[1]». Ainsi, il se décentre d’une tentative de compréhension psychique de ces conduites et renvoie l’accompagnement éducatif dans ses travers : « le but de l’aide, en somme, c’est de prendre en charge l’évolution et la maturation de ces processus mentaux, sans que le sujet n’ait à le demander [2]». Il nomme cette solution thérapeutique, le « non-renvoi », qui tente d’établir les bases préalables à toute relation d’aide : la sécurité, sous-entendu, relationnelle.

Ce prisme bascule les intentions de trouver des réponses au sein même des capacités opérantes des jeunes vers les réponses opérantes de l’institution et donc des professionnels. Des modalités d’interventions qui sont tenues par une culture institutionnelle, des valeurs (ici de non-renvoi), sont au cœur des pratiques. Un délit est ainsi « l’occasion de réaliser que l’adulte peut être contenant ». Au sein de cette structure, R.  Coenen indique que l’absence de renvoi est clairement communiquée au jeune dès son arrivée. Pour tenir cet objectif institutionnel, il pose comme fondement, une communication des plus efficaces, sous la forme de réunions, par exemple pour expliquer les raisons du non-renvoi du jeune auprès des autres.  Il note également que la profession d’éducateur spécialisé nécessite une formation bien plus longue, soulevant à mon sens cette récurrente question de « spécialisé en quoi ? ». Il soulève à la fois la question déontologique de la profession dans sa posture éducative mais aussi la question de la connaissance des conduites et comportements à risques des adolescents « en situation d’incasabilité ». Les acteurs institutionnels sont donc partie prenante de ces manifestations avec les réponses qu’ils vont mettre en œuvre pour tenter d’évaluer et d’écarter les risques et danger. Il met en lumière une problématique déjà nommée, celle des facteurs endogènes propres à l’institution. Il dresse, par exemple, la communication comme impondérable de l’accompagnement. Nous pouvons en déduire que si des défauts de communication ressortent, cela peut générer un manque de contenance éducative, et accentuer la répétition de situations de mises en danger.

Nous pouvons nous appuyer sur les travaux de la Théorie de la communication, de Watzlawkick, Helmick et Don Jackson issus du groupe de Palo Alto. Pour eux, « les causes d’un comportement sont secondaires mais leur influence dans l’interaction entre les individus est importante[3] ». Cette hypothèse est renforcée par René Kaes, pour qui dans « les situations plus quotidiennes, la fonction conteneur est assurée par quiconque accepte de recevoir activement, de contenir et de transformer les dépôts et les projections du sujet en crise [4]». Nous retrouvons ici les jeux de fermeture et d’ouverture abordés plus haut, en appui sur l’interaction et non plus le seul descriptif des manifestations de ces adolescents difficiles. Pour autant, une meilleure compréhension de ces manifestations, c’est-à-dire les conduites à risques inhérentes à l’adolescent, n’est-elle pas un préalable ?

Jacques Marpeaux appuie cette vision en stipulant qu’« il ne suffit pas qu’il y ait une relation entre un éducateur et une personne pour qu’elle soit qualifiée d’éducative ». La fonction contenante souvent abordée, aussi bien par les professionnels du soin que par l’éducatif aspire à « limiter les conséquences d’attitudes de débordements dans les passages à l’acte [5]».  Pour l’auteur, les situations d’escalade mettent à jour des processus « dans lesquels une difficulté en entraine une autre sur un autre niveau, qui elle-même devient un facteur déclenchant chez un des partenaires de l’interaction, jusqu’à une situation bloquée ou inextricable[6] ». A cela, s’ajoute le processus de répétition de ces moments dits de crise. Jusqu’alors, les notions de risque et de danger restaient à la marge au regard des troubles de ces adolescents. Pourtant, il met le doigt sur ce qui peut faire situation de crise, le traitement du danger par les professionnels et l’institution. Danger et protection de l’enfant viennent, dans leur propre intitulé, s’opposer frontalement et se compléter naturellement, le premier étant la raison, le second étant la réponse. Protéger signifie donc d’évaluer le premier objet, le danger, pour l’écarter par une réponse du second objet, la protection.  Pour conclure, J. J. Marpeau repère la probabilité et la gravité comme indicateurs d’évaluation du danger. Malheureusement, il ne développe pas plus cet aspect et se focalise sur les processus éducatifs.

Deux points sont à retenir, le premier, c’est la distinction entre contenant et contenu. La course acharnée à développer de nouveaux dispositifs ne répond en fait qu’au problème du contenant, c’est-à-dire de l’espace délimité d’un service ou de plusieurs services, autrement dit la réponse institutionnelle. Le contenu s’attache plus aux hommes et femmes qui agissent à l’intérieur du contenant. Nous aurions très bien pu aborder la problématique sous l’angle par exemple de la professionnalité des acteurs de la PDE, en termes de réponses éducatives, de formation initiale ou continue, autrement dit des compétences individuelles et collectives. Le second point montre que les processus d’insertion, de socialisation, toile de fond des objectifs de la PDE, peuvent rapidement se transformer en un processus paroxysmique d’exclusion. La question de l’exclusion peut être vue seulement comme une finalité qu’il faut dans la mesure du possible éviter. Alors qu’au contraire, l’exclusion est non seulement un processus qui naît et se construit, mais qu’il est aussi un risque qui parfois se transforme en danger. Pour être plus clair, l’exclusion n’est pas une fatalité.

Pour résumer avant d’entrer dans le vif du sujet, l’approche cindynique, la première partie de l’étude a révélé différentes lacunes : absences de connaissances, de faits, de statistiques concernant les ruptures de parcours dont celles plus précisément des « incasables » ; faiblesses et manque de souplesse du modèle et des dispositifs; divergences de points de vue et des valeurs sur les « situations d’incasabilité » ; absences d’objectifs communs entre le réseau d’acteurs (juge, ase, service habilité..etc) ; différenciation des politiques publiques et des règles selon le profil civil ou pénal ; multiplicité des approches pédagogiques et éducatives…etc. Et pour conclure, les notions de risque et danger toujours autant reléguées en arrière-plan, dont même la nouvelle définition de maltraitance n’y accorde aucune légitimité. 


[1] Coenen Roland. L’exclusion est une maltraitance. Revue Thérapie familiale, Vol 22, 200, p. 138

[2] Ibid, p. 137

[3] Watzlwawick P, Helmick J, Don Jackson D. Une logique de communication.  Seuil, 1972, p.96

[4] Kaes René, Missenard André, Anzieu Didier et al.  Crise et rupture et dépassement. Dunod, Paris, 2013, p. 79

[5] Marpeau Jacques. Le processus éducatif, construction de la personne comme sujet responsable de ses actes.  ERES, 2013, p. 43

[6] Ibid, p. 44