4.     SUJET VERSUS INSTITUTION

4.1  L’incasable et ses manifestations

Précisément, en 2008, l’ONED confie auprès de professionnels une recherche intitulée « Une souffrance maltraitée, parcours et situations de vie des jeunes dits incasables[1] ». L’étude met en lumière les critères de « placements multiples, répétés et marqués par l’échec ainsi que la solution institutionnelle inadaptée ou inopérante (et donc adoptée par défaut) qui conduisent les professionnels à employer le terme d’incasabilité[2] ». Concernant le sujet lui-même, il est défini par les événements de « fugues, de comportements violents, problèmes de santé (troubles psychiques), des hospitalisations (majoritairement psychiatrique) et des troubles du comportement [3]». Le rapport distingue ainsi, ce qui relève de « l’incasable des institutions », de « l’individu évènement », auxquels vient se greffer, à la grande surprise des chercheurs, la dimension des troubles psychiques.

Les professionnels repèrent également pour point commun dans le parcours des situations d’« incasabilité », des « évènements traumatiques graves source d’une grande souffrance : décès d’un proche, rejet par les parents, violence conjugale, violence sexuelle, troubles psychiatriques d’un des parents (…) avec notamment parfois des situations où le temps de latence entre les faits et l’intervention publique est particulièrement long [4]». De nouveau, nous sommes confrontés d’une part, à l’explication, historique et psychologique, liée aux traumatismes, et d’autre part, aux lacunes du système de la PDE, celle du placement par défaut, c’est-à-dire, faute de mieux, ainsi que les délais trop longs de l’intervention. 

Pour autant, ces descriptions ne sont pas comparées avec les autres situations issues de la protection de l’enfance. Ces souffrances ne pourraient-elles pas définir de manière plus générale les traumatismes auxquels l’ensemble des enfants de la PDE pourraient être victimes, qu’ils soient qualifiés « d’incasables » ou non ? La justification de la temporalité est-elle également propre à ces situations « d’incasabilité », ou plutôt une donnée récurrente quel que soit le type de dispositifs ou de mesures de la PDE ?

Préciser que « les manifestations des jeunes, qui conduisent à la situation d’incasabilité, peuvent être mises en lien avec l’évènement ou le contexte de vie à l’origine de leur souffrance[5] » laisse entendre de façon implicite que les autres jeunes ne seraient pas, eux, soumis à cette souffrance, et que des degrés de souffrance provoqueraient ces manifestations.

Pour Pascal Roman, professeur en psychologie clinique, la souffrance s’exprime différemment d’un sujet à un autre, et varie tant sur les modalités que dans sa visibilité, « et encore plus chez l’enfant ». 

Une évidence qui apporte cependant un autre prisme, celui non pas seulement de l’origine de la souffrance, mais du moment de l’accueil, voire même de la rencontre : « avec l’enfant et sa famille, dans un contexte de prévention inscrit au cœur d’un dispositif d’aide sociale, confronte chacun (l’enfant, ses parents, le professionnel) à une forme d’incertitude qui organise des positions paradoxales dans l’investissement des postures d’accueil des souffrances qui, bien souvent, ne trouvent pas de modalités d’expression par la voie du langage [6]». L’origine de la souffrance peut ainsi faire oublier la souffrance du moment qui, elle, se manifeste par d’autres expressions que le langage.

En effet, L’ONED présente ces manifestations à l’origine des ruptures de prises en charge tel un inventaire à la Prévert. Ainsi, sont épinglés : des comportements agressifs ; des crises clastiques ; des troubles du comportement ; des fugues souvent à répétition ; des violences ou menaces sur personne connue ; des délits ; vols ; coups et blessures sur personne non connue ; des destructions et dégradations ; les violences contre soi ; les manifestations en lien avec un problème de santé ou handicap ; la mise en danger des autres ou de soi ; comportements sexués ; la décompensation ; l’isolement ; le repli sur soi ; l’inhibition et les tentatives de suicide.

De façon plus concise, ces conduites ne regroupent-elles pas toutes, une notion de risque envers soi-même ou envers les autres ?

En définitive, l’ONED estime que « l’incasabilité » est construite par « l’interaction de l’histoire du jeune et de sa famille, les institutions et leur organisation, et les manifestations du présent (le jeu des acteurs dans la situation actuelle)[7] ». Le clivage entre ce qui appartient au jeune et ce qui appartient à l’institution, se dilue. Ce qu’il faut retenir à mon sens, c’est l’interaction des acteurs dans ce processus présent et plus précisément, dans les éléments déclencheurs du « clash » sur l’instant même, qui peut conduire l’institution au point de rupture, c’est-à-dire, à exclure le jeune. Or, juste avant l’exclusion, la situation « tient », résiste même, jusqu’à ce que cela ne rompe. Par ailleurs, le rapport mérite de préciser qu’il n’est pas seulement question de l’institution mais aussi de son organisation. Une nouvelle fois, nous pouvons l’entendre comme l’organisation au sein même d’une institution ou plus largement au sein du système de la PDE.

Dans les deux cas, l’organisation est formée d’individus en interactions encadrées par des fonctionnements, des procédures et protocoles qui agissent à priori sur les situations « d’incasabilité », et pour en améliorer sur les facteurs, ne faut-il d’abord au préalable en comprendre les interférences ? L’organisation vise à atteindre des objectifs individuels et un but collectif. Lorsqu’une organisation n’y répond plus ou que s’immisce des fragilités, alors elle devient inapte.  D’où la question légitime d’interroger en quoi, ces organisations ne sont pas en mesure de traiter les situations d’ « incasabilité » ? Plus précisément, il y a-t-il confrontation entre les objectifs individuels et collectifs, entre les différents acteurs de la PDE ?

Enfin, ce rapport très riche aborde la nécessité que la mémoire soit gardée précisant que « même si la mémoire du service est une réalité, au fil du temps, des informations tombent dans l’oubli, notamment ce qu’a vécu le jeune, les circonstances, les motifs et les conditions du premier placement mais aussi certaines caractéristiques du parcours ASE [8]». Nous retrouvons une nouvelle fois l’angle historique alors que l’intérêt ne serait-il pas plutôt d’étendre, dans ce qui nous préoccupe, les conduites à risques, aux faits, aux circonstances de ces passages à l’acte dans sa profondeur interactionnelle ? Ne pouvons-nous pas apprendre de nos expériences en constituant un savoir, une base de connaissance ou de données en mesure appréhender davantage ces comportements à risque en fonction des réponses avancées par les professionnels ? Alors que nous recherchons constamment à améliorer nos dispositifs, l’erreur humaine ou pour atténuer mon propos, la faille humaine n’est absolument pas examinée. Pourtant, c’est une approche empirique, mais aussi technique qui permettrait de développer des compétences et des représentations individuelles et collectives face au processus de construction et de gestion des risques. 


[1] Rapport ONED. Barrière J.Y, Fiacre P, Joseph V et al. Une souffrance maltraitée, parcours et situations de vie des jeunes dits incasables. 2008

[2] Ibid, p.19

[3] Ibid, p.19

[4] Ibid, p. 2

[5] Ibid, p.38

[6] ROMAN Pascal. La prévention et l’accueil de la souffrance de l’enfant et de sa famille. Le journal des psychologues, 2008, n°262, p.23

[7] ONED, op, cit, p.76

[8] Ibid, p.57