SECTION 1 : LA « SITUATION D’INCASABILITE »

2.     L’ADOLESCENT DIT DIFFICILE

2.1  Une absence de définition d’ « incasable »

Il est difficile de rentrer directement dans le sujet par l’utilisation d’un tel jargon professionnel peu reluisant. Nous nous devons néanmoins de partir de cette réalité, de ce néologisme « d’incasable » qui ne trouve racine dans aucun champ spécifique à l’intervention sociale, médico-sociale, judiciaire, ou psychiatrique. Le qualificatif « incasable » pour qualifier ces mineurs et jeunes majeurs outrepasse le dispositif de la protection de l’enfant. Il se retrouve dans les différents secteurs (PJJ et handicap) pour décrire ces jeunes qui échappent à toute intervention spécialisée.

Le préfixe privatif « in » note l’impossibilité de caser « quelque chose ou quelqu’un quelque part[1] ». Les mineurs désignés ainsi sont, pour la plupart, confiés, c’est-à-dire placés. Cependant, le terme existant d’« implaçable » n’est pas évoqué, ce qui laisse entendre que ce n’est pas un problème de place. En effet, l’adjectif « casable » est bien plus contraignant que celui de « plaçable » et renvoie davantage à une volonté d’enfermement, et de faire rentrer dans une case à géométrie non variable. Car il ne s’agit pas ici, de trouver une place pour ces mineurs, au sein de leur famille, d’un collectif, d’un dispositif, d’une communauté, d’une société, mais plutôt de déplorer qu’ils ne rentrent pas dans tout cet éventail. 

L’origine du terme « incasable » semble difficilement identifiable mais serait repérée « dans les années 1980 au croisement des champs de la délinquance, de l’éducation spécialisée et du soin médico-psychologique. La généalogie du terme demeure toutefois difficile à déterminer [2]». Ces auteurs précisent que cette notion est réapparue en 2006 dans l’intitulé d’un appel d’offres de recherche thématique de l’ONED : « les mineurs dits incasables ». La paternité du terme ne pouvant être déterminée entre le psychiatre Didier-Jacques Duché de l’Association Vers la Vie pour l’Education des Jeunes (AVVEJ) et Jean-Pierre Chartier ; intéressons-nous plutôt à leur point de vue.

D.J Duché justifie l’utilisation du terme pour décrire les « incasables » comme ceux qui «circulent d’une institution à l’autre, épuisent les ressources, insécurisant les équipes jusqu’à l’abandon[3] ». Nous retiendrons plus particulièrement la dimension de déplacement de ces adolescents qui, d’un dispositif à un autre, semblent venir décimer les institutions et désappointer les professionnels. A priori, l’institution n’a pas les moyens de faire face à ces situations, pas même celles générant une conséquence grave au point d’abandonner l’adolescent, ce qui va à l’encontre de sa mission de protection. Mais alors pourquoi parler d’un sentiment d’insécurité des professionnels et non de l’adolescent ? Le dictionnaire Larousse définit le terme « insécurité » comme « un sentiment de vivre dans un environnement physique ou social favorisant les atteintes aux personnes et aux biens ».  Il serait facile de réduire l’insécurité au seul sentiment d’échec répétitif des réponses éducatives, alors que la définition laisse plutôt entendre une confrontation à des risques physiques et matériels. Mais alors quelles sont ces menaces qui pèsent sur les professionnels au point de d’éprouver une telle affection ? Doit-on entendre que ce ressenti n’est qu’une impression, un sentiment ou au contraire un objet tangible ?

J.P Chartier quant à lui, utilise le vocable plus politiquement correct de « prise en charge des adolescents difficiles aux perturbations psychiques sévères et aux passages à l’acte violents[4] ». Ce sont ici, leurs comportements violents et leurs perturbations psychiques qui rendent la prise en charge délicate, difficile, voire impossible. Nous pouvons naturellement faire le lien avec la notion d’insécurité des professionnels abordée précédemment. Ces professionnels sont-ils alors suffisamment armés pour faire face à ces problématiques psychiques, comportementales produisant dans ce cas précis de la violence ? Pourtant, à l’origine l’éducation spécialisée œuvre principalement auprès d’enfants et d’adolescents difficiles communément nommés cas sociaux, délinquants, caractériels, autrement dit le secteur de « l’enfance inadaptée ». Ce n’est que plus tard que les travailleurs sociaux, les éducateurs interviendront auprès des publics en situation de handicap, de dépendance, de pauvreté, de sans domicile fixe…etc. Nous pourrions alors concevoir que durant ces décennies, l’éducation spécialisée ait capitalisé des connaissances, un savoir-faire, une expertise, des stratégies en direction des populations infantiles et juvéniles.  

Pour synthétiser les deux points de vue développés par Chartier et Duché, nous ne savons plus si la problématique se situe sur le comportement des adolescents ou sur la capacité des institutions à y répondre. M. Botbol psychiatre rattaché à la DPJJ parle, lui, d’adolescents difficiles « dont les troubles s’expriment surtout par les difficultés qu’ils font éprouver aux autres […] la répétition des troubles du comportement de ces adolescents, aussi bien que leurs réactions aux réponses qui leur sont données, laissent fréquemment désemparées les institutions qui en ont la charge[5] ». Les réactions des jeunes face aux réponses éducatives ainsi que les phénomènes de répétition déstabilisent donc les professionnels. Autant, il semble légitime d’être désemparé face un évènement unique, non habituel, surprenant, peut-être même exceptionnel, mais comment justifier le désappointement des institutions face à des phénomènes qui se répètent, à des troubles et des conduites qui sont en définitive prévisibles ?

En tout état de cause, ce n’est plus l’un, le comportement des jeunes ou l’autre, la réponse des institutions, mais l’un et l’autre, même l’un avec l’autre, soit l’interaction des deux. Ainsi le caractère répétitif ne serait pas à sens unique, exclusivement corrélé aux comportements des jeunes, mais impliquerait à l’avenant la réponse institutionnelle. Par conséquent, les institutions, les professionnels ne reproduiraient-ils pas toujours les mêmes réponses et en attendraient des effets différents ? Pourtant la PDE, le secteur social et médico-social dans son ensemble évolue, construit de nouvelles réponses, de nouvelles modalités d’intervention, renforce les droits des personnes, garantit une démarche d’amélioration de la qualité, développe des actions de soutien et de formation. Aussi, nous ne pouvons qu’imaginer, que malgré ces avancées, se cache une vision, un concept, voire une idéologie, peut-être  les trois à la fois, implantés dans le système, enracinés dans nos intentions, ancrés dans notre Adn, qui nous aveuglent au point de faire du neuf avec du vieux. Pour faire plus simple, Nous modifions les apparences, sans forcément rénover le modèle de pensées en lui-même.    

Malheureusement, les conséquences restent les mêmes que dans les visions précédentes : l’impuissance des institutions. Dès lors, nous pouvons interroger quels sont les manques, les défaillances, les freins de ces structures, pour faire face à ces troubles, à ces conduites répétitives ?

Dans un éditorial provocateur intitulé « produire des adolescents dits incasables », Jean-Claude Rouchy s’appuie sur une recherche-action qui démontre, selon lui, que « ces adolescents dont on ne sait plus que faire et dont la vie serait vouée au pénitencier ou à l’hôpital psychiatrique sont le produit d’une élaboration initiée dans la famille et parachevée dans un parcours institutionnel souvent fait de ruptures et de séparations[6] ». La recherche qu’il a accompagnée pendant deux ans auprès de professionnels de six associations de la protection de l’enfance et de l’adolescence met en cause les structures « constituées de façon rigide, cloisonnées, envahies de procédures bureaucratiques, de règles limitatives, parfois en rivalité plus qu’en complémentarité, laissant des espaces vides dans le patchwork du travail social et de la psychiatrie[7] ». Nous ne sommes pas surpris de sa position qui met en lumière une nouvelle fois la responsabilité des institutions qui s’avère jusqu’à présent éclatante mais il pointe une problématique structurelle au surplus. Il n’est plus seulement question de l’institution dans son propre espace, sa propre délimitation, mais des structures dans leur ensemble, constituées toutes de procédures et de règles jugées concessives. De plus, les ruptures répétées ainsi que le no man’s land entre les frontières du social et de la psychiatrie accentueraient les situations « d’incasabilité ». 

Bien que limité à ce seul aspect, son regard mérite d’élargir le problème à l’ensemble du système, des réseaux et des acteurs de la PDE. Si nous retenons uniquement cette hypothèse, nous pouvons interroger, en quoi le modèle de la protection de l’enfance, son organisation et ses règles peuvent « produire » des situations « d’incasabilité » ?


[1] Site Larousse : https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/caser/13557

[2] Desquesnes Gillonne et Proia-Lelouey Nadine. Le sujet « incasable », entre psychopathologie et limite institutionnelle. Revue Société et jeunesse en difficultés, n°12, 2012, p. 2

[3] Duché Didier-Jacques. Ces jeunes au comportement déviant grave dits « cas lourds ». Neuropsychiatrie de l’enfance, vol. 43, n°3, 1995, p. 72

[4] Chartier Jean-Pierre.  Les adolescents difficiles, psychanalyse et éducation spécialisée. Dunod, 3ème édition, 2011, p. 5

[5] Botbol Michel, Choquet Luc-Henry, Grousset Jocelyne. Eduquer et soigner les adolescents difficiles : la place de l’aide judiciaire contrainte dans le traitement des troubles des conduites. Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence, vol. 58, n° 4, 2010, p. 228

[6] Rouchy Jean-Pierre. Produire des adolescents dits incasables. Editorial, ERES connexions, 2011, n°96, p. 7

[7] Ibid.