2.2 Une tension jeune-institution-société

Donc, au sens large du terme, les institutions « fabriqueraient des incasables ». Pourtant, concernant le secteur de la protection judiciaire, Bourquin repère le terme de « cas résiduels » (1950) pour qualifier ceux qui ne s’adaptent pas aux institutions ; les « inéducables » ; les « inamendables » (XIX siècle) ; les « délinquants vrais » ; les « faux délinquants » ; les « multirécidivistes » ; les « psychopathes ». « On est là dans une nosographie criminologique, avec cette idée que les mineurs délinquants ne sont pas systématiquement les plus difficiles. Plus près de nous, dans les années 1980, on parlera des « cas lourds », des « cas limites », du « noyau dur » pour aboutir à « l’incasable », celui dont personne ne veut… [1]». Mais alors que depuis le 19ème siècle les types d’institutions et de structures, les philosophies, et même les réponses éducatives ont évolués en direction de ces adolescents, la problématique reste identique et semble immuable, seul leur qualificatif change. Ce n’est pas tant le comportement des jeunes qui attire l’attention mais l’appellation qui en émane.  

P. Gaberan, docteur en science de l’éducation, nous amène justement à plus de distance en sortant du clivage institution/incasable. Il précise qu’éduquer, c’est intégrer les effets de la société et notamment son « effet de contamination touchant toutes les classes sociales […] dans cette lutte, les professionnels de l’humain sont amenés à combattre les effets du consumérisme et d’un mode de vie qui fait de l’avoir une priorité sur l’être[2] ». Cet éloignement temporaire du système de la PDE mérite d’interroger le rôle actif de la société dans l’éducation spécialisée. Alors qu’il revendique une lutte, il me semble plus approprié de mesurer l’impact sur l’accompagnement éducatif, de la société de consommation, des nouvelles technologies, des réseaux sociaux, etc. Effectivement, l’éducatif peut être porté par des cultures, des valeurs, des objectifs et des règles, parfois bien éloignés des réalités sociétales. Jusqu’ici confiné dans une dualité institution/institué, le problème s’ouvre sur une trilogie institution/institué/société. Ainsi, un consensus s’établit par les chercheurs qui soulèvent trois vecteurs :

  • Une problématique de l’incasable : des comportements déviants, des troubles psychiques, qui se traduisent par des passages à l’acte répétitifs ;
  • Une problématique institutionnelle : des acteurs, des services, des établissements qui ne sont pas outillés pour répondre à la problématique précédente ;
  • Une problématique de société : des valeurs d’instantanéité, de consommation, de culture du narcissisme, qui met en tension la problématique précédente.

Tout logiquement, une palette de réponses se dessine. Elle aspire à répondre aux problématiques listées. Ainsi, pour le premier problème, celui des comportements difficilement canalisables, la réponse par la diversification des dispositifs intervient. L’hypothèse tend à supposer que de nouvelles réponses, plus pertinentes, plus adaptées, voire plus contenantes réduiraient ces comportements. Sur le deuxième point concernant l’impuissance des institutions, leurs modèles mêmes sont remis en question, et ceci ouvre tout légitimement la voie à un besoin d’innovation. Concernant la dernière problématique induite par la société, à travers ses valeurs avec lesquelles les institutions ne semblent plus en concordance, une sorte de solidarité s’opère entre acteurs pour tenter, cette fois, par la coordination, de faire face à ces situations. 

Cette analyse repose volontairement sur une logique disjonctive qui « ne permet pas de rendre compte des phénomènes que nous percevons dans et par leurs conjonctions complexes, l’expérience quotidienne nous confirme que l’esprit humain s’avère fort naturellement capable de raisonner en conjoignant au moins aussi aisément qu’en disjoignant [3]». Les phénomènes deviennent, une fois regroupés, bien plus complexes, comme le souligne Paul Durning dans son entretien avec Jean-Luc Rongé. Il précise que « le terme incasable peut cependant donner l’impression que ces jeunes sont coupés de toute relation avec les institutions. Or, parmi celles qui ont été étudiées, c’est rarement le cas[4] ». Les adolescents « incasables » ne fuient certes pas la relation mais la complexité de prise en charge de leurs troubles, leurs agissements, poussent certaines institutions à rompre cette relation. C’est alors que d’autres déclinaisons apparaissent : « l’incasable » prend l’appellation d’adolescent « en situation d’incasabilité », puis en « situation complexe ».

Juste rééquilibrage des choses, doux euphémisme indispensable, déstigmatisation obligatoire, la notion d’ « incasable » n’arrivant pas à se stabiliser entre un dedans (l’adolescent), un dehors (la société) et un entre-deux (l’institution), laissons le mot de la fin à Jacques Ladsous qui dénonce, à sa façon, cette qualification en fustigeant les professionnels :

« que ce mot soit prononcé par des éducateurs ou des dirigeants du social dont la mission est justement de reprendre constamment ce qui n’a pu encore se trouver, imaginant d’autres solutions à celles qui ont été déjà tentées sans succès, me paraît encore plus inadmissible ![5] », dans un article qu’il titre pourtant « Incasables ». Sur le plan éthique, l’utilisation de ce terme semble, en effet, mal à propos, mais au-delà d’inventer d’autres solutions comme il le préconise, je retiens ici, son terme « inadmissible ». L’incasable n’est-il pas l’adolescent qui dérange, celui qui met à rude épreuve, celui qui ne fait pas norme, bref, celui qui n’est pas admis ?  En effet, l’évolution de l’ASE est le « résultat d’une très longue histoire, histoire des conceptions de la parentalité et de la filiation, du bien et du mal, du toléré et de l’inacceptable, histoire de relation de la société et de l’enfant »[6]. La dialectique entre la société et la systématisation d’une problématique éducative interroge sur ce qui est jugé inacceptable dans les conduites des adolescents dits « incasables ».  Il n’existe donc pas de définition de « l’incasable » mais une mise en tension d’un triptyque : jeune-institution-société, qu’il nous faut creuser.


[1] Bourquin Jacques. On les appelait en 1950 les cas résiduels. Ils furent plus tard les incasables…La protection judiciaire et les mineurs difficiles. Revue de l’histoire de l’enfance irrégulière, hors-série, 2007, p.177

[2] Gaberan Philippe : http://philippe-gaberan.com/index.php/2018/03/22/ces-adolescents-devenus-des-incasables

[3] Le Moigne Jean-Louis. La modélisation des systèmes complexes. Dunod, 1999, p. 33

[4]  Durning Paul, Rongé Jean Luc. Les incasables. Journal du droit des jeunes, 2008, n°279, p. 14

[5] Ladsous Jacques. Incasables.  Vie sociale et traitements, 2009, n°103, p. 6

[6] Verdier Pierre, Noé Fabienne. Guide de l’aide sociale à l’enfance. Paris : Dunod, 6ème ED, 2008, p.11