3.2  Des carrières déviantes ou indécises

Howard Becker a étudié la déviance sur le plan sociologique. Pour lui, le concept de « carrière » permet de pallier la méthode classique qui consiste à étudier les causes, au sens général du terme. L’auteur souligne que ce sont des successions de phases, des changements de comportements et des perspectives de l’individu qui peuvent expliquer le phénomène de déviance. La cause doit être recherchée dans ces différentes étapes. Elle « englobe l’idée d’évènements et de circonstances affectant la carrière. Cette notion désigne les facteurs dont dépendent la mobilité d’une position à une autre, c’est-à-dire aussi bien les faits objectifs relevant de la structure sociale que les changements, les perspectives, les motivations, et les désirs de l’individu[1]». Mais alors, comment l’institution étudie, analyse  ces événements, ces circonstances, ces étapes qui mènent à des agissements déviants ? Sont-ils par nature incoercibles ? C’est peut-être l’aspect préventif des risques de déviance qu’il faut privilégier au détriment de l’angle répressif.

En creux, nous pouvons entendre que ces facteurs issus de la société, du groupe ou de l’individu, impactent sur la carrière. Les circonstances, les événements qui mènent à la déviance, doivent être considérées dans leur ensemble et non pas d’un seul point de vue. Dans le cas contraire, cela produit des désaccords sur les comportements qui seraient admis ou non, dans une situation donnée. Nous revenons à notre trilogie, avec pour idée que le risque de déviance inclut les caractéristiques intrinsèques du jeune, son environnement familial ou social, ainsi que l’institution.

Aussi, une autre question, et non des moindres se pose : comment l’ensemble des acteurs de la PDE, appréhendent-ils l’influence de leur rôle en tant que structure sociale, sur la « carrière » du mineur ou d’un jeune majeur ? A ce jour, les professionnels de chaque secteur tentent de justifier que le jeune ne relève pas de leur champ de compétence.  Ils argumentent alors, que ces conduites, ces troubles ne relèvent pas de leur spécialisation et ce simple rejet peut retentir sur la « carrière » du jeune. C’est une tentative d’étiquetage de « l’incasable » qui touche, à mon sens, la question déontologique au sens des standards, des codes et des normes, portés par chacun des acteurs. Autre point soulevé dans « Outsiders », c’est le « manque de données solides, l’insuffisance des faits, et des informations sur lesquels nous pourrions fonder nos théories [2]» sur la déviance.  Pour tenter de mieux comprendre les phénomènes à l’œuvre, les faits doivent être étudiés, chiffrés, modélisés pour en construire de la connaissance théorique. Ce devoir délaissé au domaine de la sociologie ou de la psychologie empêche l’éducatif de se forger sa propre culture, sa propre expérience, sa propre prospective, sa propre conception des phénomènes relatifs aux situations « d’incasabilité ».

Dépourvus d’instruments d’études, allergique aux mathématiques, Le domaine éducatif peine à s’intéresser aux faits, aux phénomènes, justifiant la complexité et la singularité des situations accompagnées. Ainsi, il se prive d’une élaboration et d’une conceptualisation des situations « d’incasabilité », qui reposeraient sur l’investigation empirique et statistique.

Ce déficit peut s’expliquer sur le plan culturel. C’est Yann Forner qui, concernant les indécisions de carrière des adolescents, précise « qu’une étude rigoureuse du comportement indécis appellerait a priori la prise en compte de facteurs propres au sujet, de facteurs liés à la situation et d’interactions. Pourtant un poids déterminant est souvent attribué au facteur sujet, et ce, pour deux raisons majeures : d’une part, on n’envisage qu’une seule catégorie de situations, celle des choix de carrière ; d’autre part, le but premier des démarches des psychologues demeure d’aider les personnes, chacune considérée individuellement[3]».

Ainsi, l’analyse des phénomènes de « carrière » et donc de déviance, peut trouver ses limites à la seule caractérisation par le sujet, parfois au détriment d’une analyse de la situation et des interactions qui résultent. Michel Boutanquoi étoffe ces fondements en explicitant le travail social qui peut selon lui s’« appréhender (…) comme un travail institutionnel, un moment de mise en œuvre du contrôle social, le moment de désignation, de nomination de la déviance dans son rapport à la norme, déviance entendue comme écarts, désajustements, que suit un moment de normalisation, de pression à la conformité [4]». Il éclaire son propos en citant Robert Castel, sociologue, qui « s’inquiète de la constitution d’un ordre postdisciplinaire dans lequel il s’agit moins de contraindre que de prévenir le risque de l’inadaptation pour promouvoir l’efficience sociale [5]».

Il pointe ici, l’incapacité des institutions à prévenir ces risques, conséquence « d’une psychologisation du sujet » qui tend plutôt à expliquer les conduites et situations d’inadaptation sociale par des déterminants psychologiques. Le travail social n’est pas exempt d’un certain dogmatisme sociétal, qui se traduit de manière coercitive afin de rétablir au plus vite une normalisation des comportements, à défaut de penser le processus d’inadaptation. Nous pouvons prendre pour exemple la fugue envisagée fréquemment comme une conduite à risque dont il faut trouver des remèdes, souvent par le rappel du cadre ou de la sanction. Elle est rarement perçue comme une mobilisation pour maintenir un équilibre psychique et social de l’individu. A vouloir canaliser ces comportements de fugue, nous en oublions d’en prévenir les risques et les dangers : consommation d’alcool ou de stupéfiant, accident de voiture, agression sexuelle, mauvaises fréquentations, endoctrinement…etc. En clair, apprenons-nous à ces enfants à dire non, à développer les bons réflexes dans les situations de dangerosité ?

Alors que nous avons vu que le risque du jeune de glisser vers une carrière sous la forme de la déviance semble facile, l’indécision de carrière, c’est-à-dire « l’incapacité d’une personne à exprimer un choix quand elle est incitée à le faire » semble au contraire difficile selon Y.Forner. Ces deux formes différentes de carrière se détachent avec pour point commun, l’attribution des facteurs reposant sur la normalisation et la psychologisation du sujet. Ainsi, sortir du « cas » pour tendre vers la « situation », peut-être un premier pas pour comprendre ces « situations d’incasabilité ». Et ce n’est qu’à partir de cette étape qu’il est possible de construire des réponses préventives.

Qu’il s’agisse de troubles psychiques ou de déviances, leur compréhension repose sur un rapport à la norme, aux règles de la société comme de l’institution. Des phénomènes de crise, de conduites à risque sont expliqués par une culture de « psychologisation du sujet » au détriment d’une analyse des faits. Des études vont donc tenter de mieux cerner ces conduites qui mènent à des ruptures de parcours.


[1]  Becker Howard. Outsiders, Etudes de sociologie de la déviance. Métailié, 1985, p. 47

[2] Ibid, p. 189

[3] Forner Yann. L’indécision de carrière des adolescents. Presses Universitaires, Vol 70, 2007, p. 214

[4] Boutanquoi Michel. Travail social, psychologisation et place du sujet. ERES, Connexions, 2004, N°81 p. 77

[5] Ibid.