4.2   La « situation d’incasabilité » : représentations professionnelles

Une étude[1] menée à partir de la reconstitution sur dossier de deux parcours en protection de l’enfance et d’entretiens avec les professionnels concernés, va tenter d’évaluer la représentation des professionnels concernant ces jeunes. Le guide d’entretien de l’enquête comprend quatre grands thèmes :

  • Les troubles présentés par le jeune ;
  • L’environnement familial ;
  • La mesure éducative et l’accompagnement mis en œuvre ;
  • Leur analyse des causes de l’échec des prises en charge.

Les « carences affectives, ou la privation des liens d’attachement, connues tôt dans l’enfance […] les carences éducatives qui correspondent à un manque  ou une absence d’encadrement, de surveillance, de règles », sont les principales représentations des professionnels. La violence, quelle que soit sa forme (auto-agressive, hétéro-agressive) « caractérise leur manière d’être comme leurs relations sociales » et s’avère proche d’une « délinquance précoce ». L’alcool, la drogue viennent accentuer parfois ce cocktail et exacerber ce « mal être, cette colère ou souffrance ». Le regard des professionnels repose encore ici sur le clivage entre ce qu’ils nomment « les sujets en souffrance et sujets délinquants ». La différenciation entre le mineur en danger et le mineur délinquant s’opèrent ici d’une autre manière, en distinguant le psychique de la loi. Cette catégorisation du public laisse supposer des réponses différentes selon que le sujet souffre ou qu’il commette des délits. Le jeune délinquant n’aurait-il pas le droit de porter son lot de souffrance ? Naturellement que l’un n’empêche pas l’autre, mais notre représentation n’en reste pas moins impactée. Alors que précédemment, nous avons vu que l’utilisation du terme « incasable » par des professionnels est tout bonnement insupportable, car elle va à l’encontre de ce que l’on est en droit d’attendre, cet intitulé rejoint une dimension certes éthique mais aussi déontologique constituée de règles, de devoirs et de valeurs.

L’analyse de l’environnement familial aborde la question de l’influence « des caractéristiques du milieu familial (statut socio-économique bas, déviance et toxicomanie des parents, conflits et violence conjugale ; problème de santé mentale, antécédent du placement, défaut de surveillance des enfants) sur le développement de l’individu et sa construction psychique[2]».

Les auteurs estiment que l’ensemble de ces dimensions interagissent entre elles et que les « incasables » sont ceux qui cumuleraient l’ensemble de ces dimensions. Peut-être que la porosité entre l’éducatif, le psychique et le social ne permet pas d’établir un réel diagnostic pathologique. Toutefois, nous pressentons le besoin de coordination pour accompagner le jeune dans ces multiples dimensions.

A ce propos, en guise de conclusion, les auteurs rappellent la nécessité que « l’incasable  ne doit pas être perçu comme un entre-deux ne relevant ni du monde éducatif ni du monde psychiatrique mais doit être accueilli par l’institution éducative qui, avec l’aide de l’institution psychiatrique, doit devenir « institution soignante » en offrant un cadre souple mais non poreux à ces jeunes[3] ».  

La mission de la PDE n’est pas seulement de protéger mais aussi de « soigner ». Seulement, rares sont les médecins psychiatres salariés dans les établissements habilités. Le plus souvent, les professionnels de la PDE feront appel à la médecine générale ou spécialisée dans le cadre de consultation à l’hôpital ou en libéral. Il existe donc un  réel déficit de compétences au sein des structures, cependant pallié par un processus de coordination. Heureusement, les psychologues sont bien présents et œuvrent sans clivage avec l’éducatif. 

Si reprenons l’ensemble des éléments décrits pour la situation dite d’« incasabilité », Nous pouvons tenter à ce niveau  une schématisation :


En appui du principe de clivage entre le champ de la psychiatrie et celui de l’éducatif, je rajouterais le champ de la délinquance, et, tous trois doivent apprendre à opérer en concertation. Nous voyons ici la réponse par la coordination de l’ensemble des acteurs. Cette intention, bien que sur la table depuis très longtemps, éprouve des difficultés à s’inventer. En 2002 déjà, le professeur Philippe Jeammet, psychiatre, rappelait que « s’occuper d’adolescents dits difficiles, c’est constamment travailler aux confins du judiciaire, du sanitaire et de l’éducatif [1]».

Il rappelle alors que les champs judiciaire et sanitaire n’interviennent que par défaut, lorsque l’éducatif « ne peut plus faire limite et n’offre plus de capacité contenante », tout en précisant que ces deux champs souvent sollicités ne peuvent pas fonctionner sans ce qu’il qualifie d’ « un indispensable relais éducatif ».

Alors que le champ éducatif constate les placements par défaut, les deux autres champs rappellent que leur mode d’intervention reste celui par défaut, l’éducatif devant rester le carrefour de toute intervention. La perception de ce public s’inscrit donc, dans une représentativité selon ses propres frontières dessinées dans le cas présent par une ligne rouge commune, dénommée « par défaut ».  Mais le « par défaut » d’un l’un, n’est pas le « par défaut » de l’autre. En somme, une nouvelle fois, pour effacer ces frontières, des modalités de coordination sont mises en œuvre pour établir un accompagnement transversal entre le judiciaire, le sanitaire et le social. Mais quelle que soit la réponse, au centre de l’accompagnement, doit trôner le champ éducatif qui à son tour se doit de garantir un maillage avec les autres champs périphériques. Alors qu’une énergie manifeste est déployée pour tenter d’estomper ces frontières, n’aurions-nous pas tout intérêt à intégrer tout simplement le sanitaire, le psychiatrique, le thérapeutique, le médical, dans l’institution ? Prenons pour enseignement, les ITEP qui sont composés de professionnels de santé, psychiatre, infirmière ; de personnels de rééducation, orthophoniste, psychomotricien ; et même des personnels de l’éducation national. Même si les ITEP ne sont pas épargnés par quelques problèmes identiques à la protection de l’enfance, les injonctions d’inclusion et les processus de désinstitutionalisation exhortés par les politiques sociales, ne s’en voient pas pour autant freinés.

Est-ce une pensée régressive que d’envisager une extension des MECS actuelles en MECS sanitaire non pas au sens stricto sensu et juridique du terme, mais dans l’optique d’organiser le soin directement à l’intérieur même des établissements ? Sans aborder volontairement l’enjeu financier d’une telle hypothèse, l’idéologie sous-jacente initiée par les politiques publiques et parachevée par les institutions (pour reprendre la formule de Rouchy) ne correspond-elle pas à la représentation que nous nous faisons du ou des publics au préjudice des besoins réels identifiés sur le terrain ? Il est bon de souligner que face à ce vœu pieux, la PDE a fait preuve d’inventivité et d’ingénierie pour combler cette carence.

Pour en revenir aux comportements et aux souffrances qui guettent ces enfants, ils se voient relégués aux différentes frontières plus ou moins hermétiques mais ne sont pas assimilés comme des risques psychiques et physiques, dans leur authentique phénomène, celui de la dangerosité. Un enfant qui souffre mais qui n’adopte pas un comportement asocial ne se verra pas attribué l’adjectif « d’incasable ». Autrement dit, la souffrance est la justification de l’« incasabilité » qui s’exprime par un comportement « déviant » qui possède selon Becker un sens plus large que celui la délinquance. Il la définit les « déviants » par des « comportements qui transgressent des normes acceptées par tel groupe social ou par telle institution […] sanctionnés par le système juridico-policier, mais aussi par les maladies mentales ou l’alcoolisme ». On pourrait résumer littéralement que tout ce qui ne fait pas norme fait déviance. L’étiologie de ces comportements, c’est-à-dire l’étude des causes d’un comportement indésirable devient donc l’objet de nombreuses recherches. Mais, aborder la compréhension de ces phénomènes sous cet angle, c’est par extrapolation, rentrer dans un jugement moral, pour déterminer ce qui est bien, de ce qui est mal. Ces codes conventionnels sont édifiés par des valeurs, le plus souvent morales et culturelles, qui fluctuent et retentissent sur notre propre perception.

Cette problématique ne peut-elle pas se retrouver dans l’histoire de la PDE, et plus particulièrement dans la représentation des enfants et des adolescents en difficultés ?


[1] Perdigues Michel Jeammet Philippe. Jeunes en grande difficulté : prise en charge concertée des troubles psychiques. Direction générale de la santé et des solidarités, 2002, p.5

[1] Desquesnes Gillonne et Proia-Lelouey Nadine. Analyse des représentations de professionnels impliqués dans deux parcours de sujets incasables, 2010

[2] Ibid, p.7

[3] Ibid, p.16