4.     DU PARCOURS A LA RUPTURE

4.1  Un parcours sous contrainte

Le parcours peut se concevoir comme une opposition à la logique de places et placement propre au modèle la protection de l’enfant. Alors que le placement semble figé, la notion de parcours repose sur une dynamique, une trajectoire qui vise à la rendre cohérente et sécurisante pour le mineur. De la place qui lui est réservée au sein de sa famille et/ou en institution, le parcours aborde l’aspect mobile de cette place voulant intégrer les impondérables, l’aléatoire de la vie considérée « comme un savant mélange de probabilités et d’improbabilités, de préméditations, d’improvisations et d’adaptations, voire de rencontres fortuites ou de coïncidences, à chacun de savoir s’en saisir »[1].  Cette vision de J.R Loubat nous amène à devoir débattre sur la question du parcours.

Larousse propose comme définition de parcours, celle d’un « itinéraire à suivre ou trajet suivi par quelqu’un ». Un renvoi à des termes de trajectoire, d’itinéraire mérite une étude attentive des dérivés de la notion de parcours pour en cerner les enjeux. Appliquée au champ social, pour Claude Dubar la trajectoire est définie « par la suite de positions sociales occupées et le regard que porte cet individu durant sur cette suite de position[2] ». Il différencie ainsi ce qu’il nomme la « trajectoire objective » de « la trajectoire subjective ». Autrement dit, la perception d’une trajectoire peut s’appréhender selon la position tenue, soit de l’intérieur (biographique) soit de l’extérieur (normatif).

En effet, d’après Dubar et, reprenant le point de vue de J.P. Kaufmann, sociologue et auteur de « La socialisation », l’idée que les trajectoires individuelles s’articulent également autour de deux univers est introduite :

  • Le premier, le processus identitaire individuel (biographie)
  • Le second, les cadres sociaux d’identification (normalisation)

Le processus identitaire individuel concerne « les différentes manières dont les individus tentent de rendre compte de leur parcours (familiaux, professionnels, scolaires…) en racontant une « histoire », destinée par exemple à justifier leur « position » à un moment donné et, parfois, à anticiper leurs avenirs possibles[3]». Sur l’aspect biographique, une étude de 2006 fait justement état de « ce qui ressort principalement des récits des enfants interrogés, c’est le sentiment de dépossession de leur trajectoire de vie, une quête de sens et de cohérence dans l’élaboration de leurs parcours[4] ». Cette même enquête révèle que les jeunes qui ont pris l’initiative de demander l’aide via les services sociaux ont le sentiment de garder la maîtrise de leurs parcours alors que les jeunes contraints ont l’impression de subir l’aide. Ainsi, un distinguo se fait dans la situation de ces adolescents difficiles entre ceux qui sont à l’origine de la demande d’aide et ceux dont l’aide est imposée. Dès lors, face à cette injonction, le refus, l’incompréhension, et l’absence de paroles, celle des professionnels pour expliquer les raisons du placement et celle du jeune pour donner son avis, produisent des phénomènes de fuite, d’opposition, de résistance, des conduites à risque, des passages à l’acte. Les conséquences peuvent même dans certaines situations acter la fin de la prise en charge au sein du dispositif, à contre sens des injonctions du cadre légal, celles de sécuriser le parcours de l’enfant.

Ce constat peut s’apparenter selon Emilie Potin, « à l’absence de représentation précise des raisons du placement, ce qui a été en bonne partie renvoyé à la réticence des professionnels à communiquer à l’enfant le motif du placement[5] ». Il est d’abord question de l’appropriation d’une trajectoire dans un cadre contraint, celui d’une décision judiciaire, d’autant plus marquée si les motifs de placement, c’est-à-dire les dangers ou risques ne sont pas explicités. 

A ce propos, Pierrine Robin et Nadège Séverac reprennent les trois dimensions du parcours des jeunes identifiés par Michelle Duval professeure à l’École de travail social de l’UQAM (Université du Québec à Montréal) et Mike Stein, comme support de la construction identitaire et de l’autonomie, soit : « le rapport à l’origine du placement et à l’histoire, les possibilités de participer aux décisions durant l’évaluation de leur situation et la création de liens durant le placement [6]».

Nous retrouvons la même problématique du parcours sous contrainte qui entrevoit une piste de réflexion sur la participation du jeune aux décisions qui le concernent, en plus de la redondance sur les motifs du placement.  Le travail social reposerait-il sur un travail sur le sujet et non avec le sujet ? C’est ce que notent les auteurs qui suggèrent pour les professionnels qu’« un changement de posture s’impose dans la relation d’aide, le travail d’accompagnement évoluant d’un travail sur autrui à un travail avec autrui[7] ». C’est bien la question des règles et des devoirs portés par les institutions qui sont interrogées, autrement dit l’empreinte déontologique des acteurs. Nous pouvons faire le lien avec la notion de danger originelle, qui, si peu explicitée auprès de ces jeunes, peut perturber le parcours. Mais c’est la manière dont sont traitées des situations actuelles de dangers par les professionnels avec les jeunes et l’incidence sur le parcours de vie.

Les cadres sociaux d’identification quant à eux, mettent en jeu les catégories utilisées pour identifier un individu dans un espace social donné. Cette notion de subjectivité et d’objectivité se retrouve dans l’ouvrage d’Anne-Sophie Fournier-Plamondon qui considère la trajectoire comme « la série, plus ou moins ordonnée, des positions successives occupées par un individu ou un groupe dans un espace social défini », précisant qu’ « à cette trajectoire plutôt factuelle des positions occupées dans le temps et l’espace, peut se joindre une trajectoire plus subjective, soit celle exprimée dans les expériences racontées, individuelles et collectives[8] ». La représentation d’une trajectoire et sa compréhension s’apparente donc, au sein d’une sphère sociétale, de l’individu et de la manière dont cet individu décide d’en assembler les étapes. Qu’il soit objectif ou subjectif, le tracé établi par cette suite de repères spatio-temporels est assimilé aux empreintes laissées par l’individu dans le paysage sociétal, sorte de reconstitution chronologique des positions sociales. En tant qu’outil, la trajectoire, « doit être à même de révéler les sinuosités, les incurvations, les ruptures imposées à l’individu par les contingences du quotidien, les dispositifs ou les déterminismes sociaux… cette reconstitution peut rencontrer plusieurs écueils, notamment dans la manière dont le chercheur aborde les traces et les ordonne, les met en valeur ou même, les élimine[9] ».  Alors qu’une mise en garde de vouloir reconstituer la trajectoire est avancée, C. Grignon estime, au contraire, que la trajectoire, synonyme d’itinéraire, est à même de « mettre en évidence les causes des « accidents de parcours », sorte de hasards objectifs qui, conduisant des individus dotés au départ de propriétés et de chances à peu près identiques vers des trajectoires et des destins sociaux de plus en plus divergents, produisent une variété particulière de « frères ennemis » [10]».

Ainsi, la trajectoire, l’étude des trajectoires ouvrirait la voie à la compréhension des phénomènes pouvant mener aux ruptures. Néanmoins, seul l’après-coup permet d’identifier la causalité. La perspective des parcours de vie constitue un domaine de recherche et d’investigation des sciences sociales générant un engouement certain jusqu’à entrevoir la théorie du parcours de vie (life course) qui affiche clairement son ambition de proposer un cadre d’analyse globale et compréhensif du développement individuel et peut être considéré comme un paradigme, « c’est à dire un cadre général qui oriente le chercheur dans ses choix méthodologiques, ontologiques et épistémologiques[11] ». Les auteures précisent toutefois les limites de cette approche théorique dans ce qu’elles nomment « l’interdisciplinarité », c’est-à-dire les différentes terminologies employées par chacun des domaines de recherche (sociologie, démographie). L’usage sémantique d’un concept diffère d’une discipline à une autre, d’un continent à un autre, d’une culture à une autre, voire d’un âge à un autre. C’est aussi, à mon sens, la question de ce qu’on recherche et du langage qui peut faire commun. Le danger et les risques de danger comme objets d’étude des trajectoires par les faits, ne pourraient-ils pas unir les recherches dans une approche commune ? Alors que les sciences humaines s’attachent à superposer approximativement dans un tracé collectif la trajectoire individuelle, elles uniformisent par lissage, et gomment au passage une vérité bien plus complexe des aléas de la vie. Autrement dit, nous ne pouvons pas considérer le parcours comme des éventualités de trajectoires, en ne recherchant que les causes. Mais alors, les parcours peuvent-ils être prévisibles et donc sécurisés ou stabilisés ?

Dans un court billet, Jean Claude Quentel, psychologue clinicien traduit cette logique comme une « injonction de parcours ». Transposer un raisonnement logique sur du social et donc sur une personne est pour lui de l’historicisme au sens où « vous plaquez alors sur son histoire une logique qui est celle que vous avez dans votre tête et vous réduisez son histoire à ce que vous êtes capable d’en comprendre [12]». Il refuse la facilité d’accorder une place prépondérante à l’histoire dans l’explication des faits humains. A mon sens, il pointe une question fondamentale de la philosophie des acteurs de la PDE. La psychologie dans son approche causale ou symptomatique, reste la clef de voûte pour tenter d’expliquer les comportements et phénomènes des conduites à risque au sein de la PDE. Le travailleur social, souvent l’éducateur prend ce mauvais pli, et se transforme en psycho-éducateur, ne possédant pas de technique affirmée pour poser son regard éducatif et seulement éducatif. Il ne faut pas entendre ce propos comme un dénigrement de la psychologie, au contraire, mais qui se doit de rester entre les mains des psychologues. Ce travail de rétroaction, ou pour reprendre l’anglicisme « feed-back » bien plus parlant, peut pour le travailleur social, lui faire perdre son expertise du présent, du phénomène à l’œuvre tel qu’il se présente. A trop vouloir soigner par les éléments du passé, on en oublie les causes du moment présent, notamment celles qui vont provoquer la crise, le clash et par conséquent parfois la rupture de l’accompagnement.

Effectivement, l’un des paradoxes repose sur une forme de déterminisme dans la compréhension des conduites des jeunes et une sorte de contingence dans la volonté d’en apporter des changements.


[1] Loubat Jean René. Parcours et projets de vie : vers une reconfiguration de l’action médico-sociale. Les cahiers de l’Actif n°.446-447, juillet 2013, p.56

[2] Dubar Claude. Trajectoires sociales et formes identitaires. Clarifications conceptuelles et méthodologiques. Sociétés contemporaines, N°29,1998, p. 73

[3] Ibid.

[4] BAELS-EBER Christine. Pourquoi on nous a séparés ? Récits de vie croisés : des enfants placés, des parents et des professionnels. Paris, Erès 2006, p. 107

[5] Potin Emilie. Enfants en danger. Enfants protégés. Enfants sécurisés ? Parcours de (dé)placements des enfants confiés à l’Aide Sociale à l’enfance. Thèse de doctorat sociologie, Brest, Université de Bretagne, 2009

[6] Robin Pierrine , Séverac Nadège. Parcours de vie des enfants et jeunes relevant  du dispositif de la protection de l’enfance : les paradoxes d’une biographie sous injonction. UNAF, Recherches Familiales, 2013, p. 91

[7] Ibid, p. 94

[8] Fournier-Plamondon Anne-Sophie, Saint-Jacques Jules Racine .  (Re)Constituer la trajectoire. Conserveries Mémorielles, 2014, p. 2

[9] Ibid, page 3

[10] Grignon Claude. Sur les relations entre les transformations du champ religieux et les transformations de l’espace politique. Actes de la recherche en sciences sociales, N° 16, septembre 1997, p. 37

[11] De Montgny Gauthier Pascal, De Montigny Francine. Théorie du parcours de vie. Cahier de recherche n°6, Fonds de recherche en santé Québec, 2014, p. 3

[12] Quentel Jean-Claude. Parcours, détour et contour. Quelle place pour l’accompagnement ? Mouvement pour  l’accompagnement et l’insertion sociale, 2016, p.2