En 2006, une étude met en lumière trois écueils majeurs dans l’impact décisionnel des représentations personnelles du professionnel : « le doute de certains professionnels au sein de toutes les équipes quant à la dangerosité de la situation de l’enfant ; la mise en évidence de différences dans les seuils de tolérance ; la sensibilité à l’alerte[1] ». Le traitement des situations de « danger », pourtant légiférées, ne trouve pas sa place dans la culture professionnelle, curieusement, au même titre que ces adolescents qui peinent à trouver une place dans les dispositifs. Nous y trouvons comme explication encore le sceau intimiste de la dangerosité qui entrave une élaboration collective et maintient les professionnels dans l’obscurité. Pourquoi ne sommes-nous pas capables d’apprécier le caractère dangereux de quelque chose, de quelqu’un ? Et en quoi la sensibilité et le seuil de tolérance seraient un frein plutôt qu’un principe de précaution ? Il est vrai que limiter la protection de l’enfant à un simple problème de dangerosité réduirait toute la complexité des situations confiées.
En effet, Michèle Créoff, directrice générale adjointe au conseil départemental du Val-de-Marne explique que « le malentendu sur la définition de la mission de la protection de l’enfance, renvoie à la difficulté de nommer, de décrire ce qui transgresse le consensus sur les comportements familiaux[2]». Nous pouvons entrevoir à nouveau la question de la norme des comportements familiaux et faire le rapprochement avec les conduites des adolescents dits « incasables ». L’exercice n’est certes pas aisé, mais la PDE n’est pas sollicitée pour savoir si manger des frites doit se faire avec les doigts ou avec la fourchette selon les attendus du consensus en vigueur. La PDE intervient lorsque les comportements familiaux ou les conduites des jeunes présentent une menace, un risque, un risque de danger. La mission de protection définit l’action de protéger, c’est-à-dire mettre quelqu’un à l’abri d’un dommage qui pourrait porter préjudice moralement ou corporellement. Au bout du compte, les travailleurs sociaux doivent être en mesure d’identifier, de nommer et décrire le risque avec pour finalité de l’écarter ou le supprimer, en somme de « dérisquer ».
Une fois de plus, cette notion de « danger » ou de « risque de danger » semble, dans notre secteur, pourtant « spécialiste de la prévention et de la protection » et normalement suffisamment averti dans ce domaine, relativement gêné dans les entournures alors même que la dangerosité détermine le parcours du mineur au sein des dispositifs.
Les chiffres de la DRESS 2015-2016 indiquent, en effet, que les 11-18 ans représentent 53% des mineurs placés (hors placements directs). Ces adolescents confiés à la PDE sont le plus souvent en danger ou en risque car leurs conditions imposent souvent une mesure judiciaire, de type AEMO, PAD ou foyer.
Selon l’ONPE, le nombre de mineurs pris en charge par la protection de l’enfance est estimé, en 2016, à 295 357 sur la France entière. Cet observatoire est en charge notamment « du recueil et à l’analyse des données et des études concernant la protection de l’enfant […] à l’amélioration de la connaissance des phénomènes de mise en danger des mineurs… [3]».
Dans son onzième rapport, l’ONPE s’interroge sur les données chiffrées en protection de l’enfance concernant les enfants victimes de violences et de négligences, les enfants en situation de danger (ou de risque de danger), et ceux bénéficiant d’une mesure de protection. L’étude nous révèle en définitive que les obstacles sont nombreux pour recenser et expliquer les données chiffrées car elles dépendent d’une multiplicité des méthodes utilisées et d’une absence de mesure standardisée.
Un déficit qui nous conduit à avancer les yeux fermés à tel point qu’une note d’actualité toujours du même observatoire datant de 2020 constate « qu’aucun recensement des décès par mort violente au sein de la famille n’existe à ce jour contrairement à d’autres pays [4]», c’est-à-dire que même dans le cadre d’infanticide, les données statistiques reposent sur une estimation du nombre enregistré par les forces de sécurité.
Autrement dit, la réalisation d’indicateurs, d’outils statistiques pertinents et homogènes, en mesure d’orienter les politiques publiques de la protection de l’enfance peine à émerger à cause d’une carence statistique.
L’ONPE souligne également que les concepts « de violences et négligences, mauvais traitement, maltraitance, (risque de) danger, protection de l’enfance sont régulièrement utilisés sans pour autant être définis[5]». Et dans le cas ou une définition est présentée, elle varie en fonction du champ disciplinaire et se heurte à la désignation du phénomène et de la population impliquée. Ces différents termes ne peuvent donc pas se constituer en un socle unanime, se partager entre les acteurs de la PDE. Le dénominateur commun entre ces différents concepts ne serait-il pas le danger ? Des violences physiques ou psychologiques, des négligences éducatives, des mauvais traitements (maltraitance) ne font-ils pas appel à une logique de dangerosité ? Le risque/danger ne serait-il pas la valeur absolue qui englobe les autres concepts ? Le risque ou le danger doivent-ils définir un phénomène ou les phénomènes doivent-ils qualifier un danger réel ou potentiel ?
Le phénomène, c’est ce qui conduit au danger, c’est un fait ou ensemble de faits observés dans sa manifestation. Le processus de « dangerisation » n’existe pas dans la langue française, nous parlerons plutôt de dangerosité. Néanmoins la dangerosité fait plutôt place à une caractéristique, voir un degré du danger, à une évaluation souvent figée à un moment déterminé, mais ne considère pas le danger dans sa mobilité, dans sa construction, dans son processus. Et peut-être à trop vouloir définir l’indéfinissable, nous en écartons l’élément pertinent, le processus. Nommer un danger n’est pas le comprendre, ce n’est ni cerner ses attributs, ni ses caractéristiques, ni ses phénomènes et encore moins sa perpétration. L’intention est donc lancée, celle de ne plus en rester à une simple tentative de définition mais d’aborder le danger sous l’angle phénoménologique, qui ne doit pas être seulement le mandat exclusif de l’ONPE, mais peut appartenir à l’ensemble des acteurs en charge d’accompagner les mesures de la PDE.
Marlène Iucksch, psychologue, pointe que ces mesures, « loin d’un dispositif univoque où il s’agirait de faire cesser le danger, la protection de l’enfance est une immense porte ouverte accessible à un très vaste public où, pêle-mêle se confondent des situations familiales, sociales, éducatives, complexes, souvent détériorées, des tableaux cliniques graves, sans évoquer des souffrances aux multiples visages dont sont frappés les parents, les mineurs de tous âges [6]». Nous ne pouvons que donner raison à ce propos ; la PDE se structure en sus du danger, de situations singulières, fragiles, traumatisantes, voire pathologiques. La dimension thérapeutique et éducative, celles du soin et du prendre soin, sont au cœur de l’accompagnement et des intentions des acteurs de la PDE. Toutefois, un amalgame entre souffrance et danger peut vite s’opérer. Les enfants ne sont pas suivis par l’aide sociale à l’enfance ou placés par la justice parce qu’ils souffrent mais parce qu’ils sont en risque de danger. La souffrance est un produit du présent par la confrontation à une chose éprouvante ; est une séquelle du passé qui affecte le corps et l’esprit dans la durée. En outre, la souffrance est le plus souvent l’exutoire de situations délétères, la conséquence de menaces, de risques et dangers physiques ou moraux. Que la prise en compte de la souffrance, que même la dimension du soin dans toute son épaisseur est à considérer, cette clairvoyance d’ordre psychologique ne doit pas faire oublier l’action éducative au cœur de ces situations qui vise à écarter le danger. Cette protection initiale n’est-elle pas la première démarche de soin et du prendre soin ? De plus, à la complexité supposée de la notion de danger, nous pourrions répondre par la complexité indiscutable du psychisme humain.
Pour revenir à la notion de maltraitance, nous avons vu qu’un glissement s’est opéré vers celle de dangerosité, en ouvrant de ce fait un champ d’intervention bien plus large. Les notions de risque et de danger peuvent se complexifier lorsque « ces mises danger de soi-même et des autres révèlent, non sans une certaine retenue, un ensemble de conduites poussées très loin dans le passage à l’acte en milieu familial et social[7]».
Si le postulat que les missions premières restent bien celle de la prévention et protection, donc d’écarter ou faire cesser le danger quelle que soit les spécificités des publics accueillis, les problématiques rencontrées, nous pouvons entendre qu’une des difficultés réside justement dans un déplacement du danger depuis le cercle familial vers sur un plan plus large intégrant la société et de ce fait les dispositifs de la PDE. Et là, effectivement, les problématiques de mise en danger sont bien plus nombreuses. Nous pourrions ainsi compléter le propos de Iucksch en rajoutant qu’il s’agit aussi de dangers aux multiples visages.
L’auteure aborde la question de ces situations spécifiques dont le suivi éducatif des parents n’est pas en mesure d’apporter des réponses face aux difficultés vécues par leur adolescent. Elle note « qu’une particularité de la protection de l’adolescent réside dans le fait que très souvent il s’agit de lui-même, des dommages qu’il s’inflige, aveuglé dans son propre fonctionnement, ne voyant pas de raison de formuler une demande à l’égard d’un tiers, censé rencontrer le service éducatif car il a entendu parler de la décision d’un juge mais refuse qu’on se mêle de sa vie[8] ». Marlène Iucksch, aborde l’un des particularismes des conduites à risque de l’adolescent et son refus d’accepter la mesure judiciaire. Elle note surtout que la protection de l’enfant, sous le prisme de l’adolescence, c’est non seulement le protéger de ses parents, mais, surtout, le protéger de soi-même, de ses conduites à risque. C’est effectivement une caractéristique de l’adolescent en « situation d’incasabilité » et un des enjeux majeurs de la PDE, mais surtout sa finalité.
Pourtant, la loi du 14 mars 2016, modifie l’article L.112-3 du CASF et, précise que la protection de l’enfant « vise à garantir la prise en compte des besoins fondamentaux de l’enfant, à soutenir son développement physique, affectif, intellectuel et social et à préserver sa santé, sa sécurité, sa moralité et son éducation, dans le respect de ses droits ». La notion de « besoins fondamentaux » était déjà présente dans la loi du 5 mars 2007 réformant la protection de l’enfance mais passée plutôt inaperçue. Elle sera remontée au premier alinéa et trouvera une élaboration des besoins sous forme d’un consensus. Comme la notion de « danger » ne trouve toujours pas preneur, celle de « besoin » s’affirme comme tutélaire en lieu et place des autres termes usités que sont la maltraitance, le risque, la négligence, les carences, le danger…etc.
[1] C.Bopp-Limoge, P. Greth, H.Weibel. Protection de l’enfance en danger : qu’est-ce qui détermine le signalement ? L’information psychiatrique, Vol 82, 2006, p. 213
[2] CREOFF Michèle. La réforme de la protection de l’enfance : la loi du 5 mars 2007, le malentendu ? Journée régionale d’étude et de formation, 2014, CREAI Bourgogne
[3] Article L.226-6 du CASF
[4] ONPE. Chiffres clés de la protection de l’enfance au 31 décembre 2018, 2020, page 6
[5] ONED. Enfants en (risque) de danger, enfants protégés : quelles données chiffrées. Onzième rapport au gouvernement et au parlement, 2016, p.12
[6] Iucksch Marlène. L’adolescent dans la protection de l’enfance. ERES, la lettre de l’enfance et de l’adolescence, 2013, N°88, p. 198
[7] Ibid, p. 200
[8] Ibid, p. 202