6. LA NOTION DE BESOINS FONDAMENTAUX

6.1  La sécurité comme méta-besoin

Suite à cette manœuvre législative, va aboutir une « démarche de consensus sur les besoins fondamentaux de l’enfant en protection de l’enfance [1]» dans laquelle une quinzaine d’experts ont élaboré une approche partagée « définissant le périmètre, le contenu, voire les outils d’analyse contribuant à l’appréhension des besoins fondamentaux, universels et spécifiques de l’enfant (…) pour une évaluation rigoureuse des situations, en vue d’une réponse adaptée au mineur et à sa famille[2]».  Ce consensus définit comme méta-besoin la sécurité, dès lors qu’il englobe la plupart, sinon l’ensemble des autres besoins. Ce méta-besoin de sécurité physique et affective contient, selon ces travaux, les besoins physiologiques et de santé, le besoin de protection et le besoin affectif et relationnel. D’autres besoins sont identifiés : le besoin d’expérience et d’exploration du monde ; le besoin d’estime de soi et valorisation de soi ; le besoin d’identité ; le besoin d’un cadre de règles et de limites. Tous sont interdépendants du méta-besoin de sécurité, mais ne peuvent être atteints que dans un contexte de satisfaction de ce premier besoin.

Le dictionnaire Larousse définit la sécurité comme une « situation dans laquelle quelqu’un, quelque chose, n’est exposé à aucun danger, à aucun risque, en particulier d’agression physique, d’accidents, de vol, de détérioration » ou encore une « situation de quelqu’un qui se sent à l’abri du danger, qui est rassuré ».

Pour le Robert, la sécurité c’est un « état d’esprit confiant et tranquille d’une personne qui se croit à l’abri du danger » ou comme précédemment une « situation tranquille qui résulte de l’absence réelle de danger ». Ainsi, c’est bien l’absence de risque et de danger qui détermine la sécurité. De surcroît, ces deux définitions font autant appel à une conscience subjective qu’objective, selon que l’on ressent ou que l’on est en sécurité. La sécurité ne s’avère pas mieux objectivable que les autres notions ou du moins jusqu’à un certain point qui flotterait entre la réalité et le sentiment. Nous pourrions reprendre cette démonstration à partir du besoin fondamental de « protection » qui n’est pour reprendre que le Larousse « l’action de protéger, de défendre quelqu’un contre un danger, un mal, un risque ». Nous ne pouvons que consentir à cette conceptualisation des besoins fondamentaux, mais elle n’en reste pas moins étroitement corrélée à l’intelligibilité du risque et du danger.

Ce consensus tente en définitive de relier négligence et besoins fondamentaux, sur le principe que la négligence est difficilement repérable, surtout en l’absence de réponses éducatives de la part des parents. Ainsi, les négligences peuvent être repérées en évaluant la réponse parentale aux besoins de leur enfant.

Pourtant, Carl Lacharité relève quant à lui que « la négligence, sous l’axe de l’identification des besoins des enfants, renvoie à une double perturbation : celle du rapport entre l’entourage de l’enfant et ce dernier et celle du rapport entre l’entourage de l’enfant et la collectivité[3]». Il souligne le risque de conflit ou de désaffiliation entre l’entourage proche de l’enfant, c’est-à-dire sa famille, et la collectivité dont l’institution fait partie. Bizarrement, nous créons ici un risque, celui de compromettre l’adolescent dans sa construction identitaire, pris en étau, entre des valeurs relevant des institutions et des valeurs portées par le système familial. Lorsque nous adultes, par exemple, sommes soumis à des valeurs professionnelles qui ne correspondent pas à nos valeurs à titre personnelles, très rapidement nous sommes pris dans un malaise pour ne pas dire une souffrance. Imaginons l’impact sur des adultes en devenir qui doivent batailler dans leur construction identitaire avec des valeurs diamétralement opposées.

En plus de la complexité des phénomènes de négligences, les auteurs pointent bien la représentation sociale, individuelle et donc normative de cette dimension précisant cependant qu’« un besoin dans ce domaine semble faire consensus dans la plupart des sociétés occidentales et occidentalisées (…) celui d’établir des relations affectives stables avec des personnes ayant la capacité et étant disposées à porter attention et à se soucier des besoins de l’enfant [4]». Nous pouvons naturellement faire le rapprochement avec les ruptures de liens qui découlent des ruptures de parcours.

Plus caustique, Cyrille Megdiche, sociologue, n’hésite pas à revendiquer que « d’établir une typologie des diverses significations du besoin et des besoins, pareille à la classification botanique ou zoologique, n’apporterait qu’un plaisir divertissant[1]». Par un mécanisme de démonstration, il relève à la fois l’évidence et toute l’ambiguïté de cette notion et laisse entendre que ces principes ont pour but de faire valoir des objectifs sociaux cachés.

Pour lui, la question du besoin est étroitement liée aux pulsions, aux manques, aux tensions, à l’instinct, au plaisir, chez la personne ainsi qu’aux systèmes culturels, aux dimensions de vie socio-économique, aux idéologies. L’auteur indique, pour ce qui nous intéresse, que « le questionnement sur les besoins n’apparait que dans des problématiques de conflits. Celles-ci trouvent leur résolution provisoire dans la définition, la norme, le consentement, la règle, la loi, l’ordre, conçu comme affrontement réciproque, toujours à dépasser, à subvertir » et donc pour lui « c’est l’absence de capacité des structures sociales à adapter ces pulsions à un projet social que se révèlent les névroses, la délinquance, le suicide, le renoncement, la crise de société, de culture et de civilisation[2]».

Ainsi, l’entrée par les besoins, ne serait-elle pas une intention de normalisation, d’application des règles de société en vigueur, afin non plus de combler les besoins des mineurs, mais plutôt de se soustraire à la question des lacunes institutionnelles ? Dans tous les cas et sans arrière-pensée, il est suffisamment clair que la loi n°2016-297 pose les règles du jeu qui ne débouche pas sur une définition du danger, mais plutôt sur une tentative de conceptualisation des besoins fondamentaux. Certes, le langage des besoins peut être instrumentalisé, mais notons toutefois qu’ici, ils apparaissent surtout comme un droit, celui des enfants et un devoir, celui des parents et institutions. Mais droits et devoirs ne sont-ils pas issus d’une volonté politique ou sociale ?

A ce propos, J.A White affirme que « dans les débats sur les besoins des personnes, il arrive souvent que la majorité, les puissants ou les experts substituent leurs propres descriptions des besoins à la voix et aux conceptions de ceux qui sont affectés[3]». Cette affirmation s’applique aux publics vulnérables qui ont besoin d’une assistance, sans forcément les impliquer dans le processus d’élaboration. Le consensus qui nous intéresse ici, reste relativement muet sur la participation des publics concernés directement dans le cadre de cette démarche. Il en ressort seulement une méthodologie composée d’« un comité d’experts de 15 membres ; plusieurs entretiens conduits soit plus de 50 personnes entendues (personnalités qualifiées nationales et internationales, associations professionnelles, institutionnels) ».

En définitive, la notion de besoin reste relativement mouvante. D’abord parce qu’elle dépend d’un contexte politico-socio-économique, pour ne citer en exemple que le libéralisme ou le consumérisme actuel. Ensuite, parce qu’elle relève de la loi, des règles, des normes établies au sein d’une société, d’une institution ou d’un système. Finalement le besoin n’est qu’une représentation des publics vulnérables, représentation le plus souvent élaborée par des experts. Le consensus part du postulat de « méta-besoin de sécurité », contrairement à  d’autres classifications déjà élaborées.


[1] Megdiche Cyrille. Essai sur la notion du besoin. Sociétés, N°75, 2002,  p. 85

[2] Ibid, p.90

[3] White Julie, Tronto Joan CLes pratiques politiques du care : les besoins et les droits. Cahiers philosophiques, 2014, n°136, p. 91


[1] Rapport remis au ministre des familles, de l’enfance et des droits des femmes par le DR. Martin Blachais, Marie-Paule. Démarche de consensus sur les besoins fondamentaux de l’enfant en protection de l’enfance. 2018

[2] Ibid, p. 11

[3] Lacharité Carl, Ethier Louise, Nolin Pierre. Vers une théorie écosystémique de la négligence envers les enfants. Bulletin de la psychologie, 2006, p.383

[4] Ibid, p. 382