SECTION 3 : L’APPROCHE CINDYNIQUES

  1. L’enquête

1.1 La science du danger

Les recherches sont venues appuyer l’intuition initiale quant à l’appréhension de cette notion de danger par les acteurs de la protection de l’enfant qui, selon moi, mérite une attention toute particulière. Alors que j’abordais rapidement en introduction les notes d’incidents en ma possession pour en faire un état rapide, quant au nombre et aux motifs, je me suis aperçu, en relecture, qu’au-delà de ces aspects, leur contenu était bien plus riche d’enseignements. Sans généraliser, les circonstances de ces situations de crise, de clash, peuvent apporter des éléments de compréhension, au-delà de la simple entrée par la causalité au sens psychologique ou sociologique du terme, pour ne citer que ces deux disciplines. L’éducatif semble effectivement démuni face à ces situations, et dans l’impossibilité de s’approprier un regard pointu qui lui appartiendrait. L’origine des situations à risque, ne peut-elle pas aussi s’expliquer au sens éducatif du terme, c’est-à-dire dans la relation, l’interaction, l’organisation, la communication, bref à partir des modalités de l’intervention éducative ? Ou de manière plus synthétique, ne peut-on pas penser le danger, dans tout ce qui fait institution voire au-delà de l’institution, dans ce qui fait système ? Une sorte de zoom grossissant focalisé sur les causes mais aussi les circonstances, les phénomènes, qui éclairent ces risques, produisent ces dangers, qui parfois même, participent aux ruptures. Et pourquoi ne pas pousser l’audace encore plus loin, en tentant de détecter ce qui fait rupture, le point de rupture ?

Nous avons vu précédemment que la « souffrance est mal traitée ». Certes, mais n’est-ce pas prendre une direction qui s’affranchit de notre responsabilité en matière de traitement du risque/danger, qui n’est abordée pour rappel, que par le prisme de la réponse institutionnelle, de la catégorisation d’un public, ou encore de la posture professionnelle. Le danger n’est pas l’objet d’attention, il est seulement relégué à la production des effets indésirables. Pour autant, vouloir écarter ces dangers, c’est comprendre les phénomènes qui les constituent. C’est se poser la question, dans le détail, de « comment en est-on arrivé là ? », « Comment se fait-il que cela se reproduise ? », que ces mêmes « erreurs » soient répétées ? Pourquoi toujours reproduire une même réponse et en attendre des effets différents ?

Pourrions nous imaginer à partir de ces questions, une modélisation des facteurs récurrents du risque pour construire des modalités de prévention ou simplement un principe de précaution afin d’éviter les constats tels que « c’est la faute à pas de chance », « ça ne relève pas de notre compétence », « ça ne pouvait que se terminer ainsi ». Cette piste semble difficile à accepter car ces situations dites « complexes », de par leur qualification même, affichent la complexité à laquelle il faut faire face, et ce, sans tomber dans le réductionnisme, c’est-à-dire la « tendance qui consiste à réduire les phénomènes complexes à leurs composants plus simples et à considérer ces derniers comme plus fondamentaux que les phénomènes observés[1] », avec naturellement le risque dogmatique qui en découle. Mes recherches m’ont poussé, tout au long de cette première partie, à m’interroger sur cette notion de danger de manière transversale. Qu’il soit industriel, environnemental, médical, sanitaire, judiciaire, sportif, domestique, financier… qu’il soit individuel ou collectif, le danger est omniprésent dans notre société. Cette évidence n’a été qu’un éclairage temporaire et il m’a fallu affiner la problématique, non plus celle du danger et de son traitement par des principes de précautions ou de préventions, mais cette fois-ci, en considérant le danger tel qu’il est décrit dans cette situation précise :

« Ce vendredi en prenant mon service, je découvre mon collègue assis à la table de réunion, se tenant la tête. Je remarque que quelque chose ne va pas et lui demande ce qui se passe. Il me répond, je te laisse voir par toi-même, en m’indiquant du doigt la salle TV dont la porte est fermée. J’ouvre et je constate que la salle est dans l’obscurité totale…Je remarque également que deux jeunes sont allongés, collés, serrés dans le canapé…ils se découvrent, alors que j’ouvre les volets. La jeune fille me demande « qu’est-ce que tu fais toi ? Tu te prends pour qui ? Je lui réponds qu’il est interdit de se tenir ainsi au sein de foyer et leur demande de se tenir correctement. Le jeune homme me demande : pourquoi, on n’a pas le droit de se faire des câlins ? Je lui réponds que non, cela étant interdit par le règlement et surtout dans ces conditions. Je sors ensuite en prenant les couvertures avec moi. La jeune continuant de m’insulter : « Hé sale pute, tu fais quoi là ? Reviens là ! ». Je ne réponds pas pour ne pas attiser la situation et vais dans le bureau en discuter avec mon collègue. Ce dernier a juste le temps de me dire que c’est comme ça depuis sa prise de poste à 14h, lorsque la jeune entre dans le bureau, je lui tourne le dos, elle me donne des coups de béquilles… »

L’éducatrice est agressée physiquement, la jeune fille est exclue du foyer. Nous pourrions traduire cette situation comme une simple opposition à la règle, à la loi ou encore comme l’autorité ne faisant plus force d’acception de la part des jeunes. Ma posture « d’ingénieur social » déporte mon regard sur la compréhension même des phénomènes à l’œuvre dans cette situation de crise. Effectivement, l’éducatrice a pu vouloir faire respecter le règlement, lequel ne précise pour autant rien en matière de « câlins ». Nous pouvons alors entrevoir une tentative d’explication dans le repérage d’un potentiel danger, celui d’un jeu sexuel, voire de relation sexuelle, entre adolescents, dans un lieu inapproprié, qui plus est, interdit dans les valeurs que portent institution comme professionnels dans un souci premier de protection. Nous pourrions aussi qualifier les comportements des jeunes, d’inadaptés socialement. Mais au final, ce potentiel risque a été écarté au prix d’un nouveau risque, celui d’une agression physique, qui s’est matérialisée en un danger réel, puis en accident. Nous voyons donc, qu’éviter un danger, peut hypothétiquement en produire un autre. Sans généraliser, ce paramètre se repère néanmoins dans certaines notes d’incidents. Il existe donc, à mon sens, des amorces, des déclencheurs, des facteurs favorisant le risque. Alors que dans la situation décrite, la volonté initiale est d’écarter un risque, elle conduit au contraire à en créer un nouveau. C’est de ce constat que s’inspire le titre de l’ouvrage : « un danger peut en cacher un autre ». C’est également à partir de ce regard, que mes recherches m’ont guidé vers la science du danger dénommée les cindyniques.


[1] Larousse : https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/r%C3%A9ductionnisme/67363